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Projet de restauration de La Casbah d'Alger : Faut-il avoir peur de Jean Nouvel ?
Publié dans El Watan le 06 - 01 - 2019

La compétition entre les grandes villes et entre les nations a donné du prix à la signature d'un petit nombre d'architectes internationaux que les Etats ou des fondations s'arrachent : Gehry, récemment, pour la fondation Vuitton à Paris, Tadao Ando, actuellement, pour la collection Pinault, toujours à Paris, et bientôt Jean Nouvel, pour La Casbah d'Alger, et notamment un de ses vieux palais, Dar El Hamra. Ce phénomène -mondial- est appelé “signature building”.
A l'heure de la mondialisation, au XXIe siècle, tout se passe comme si la vision personnelle d'une star de l'architecture était l'indispensable effet de distinction nécessaire pour intégrer le club des villes ou des fondations qui ont pu s'offrir cette signature. Dans ce contexte, l'intervention de Jean Nouvel est-elle souhaitable pour ce symbole d'Alger qu'est La Casbah?
Qu'appelle-t-on la Casbah ?
Le terme devrait être réservé à la citadelle construite au tout début de l'époque ottomane, entre 1516 et 1592, le reste correspondant à la médina médiévale, construite à l'emplacement de l'ancienne ville romaine Icosium. Il a fini par désigner la ville d'El Djazaïr, telle qu'elle apparaît dans les plus anciennes représentations, ceinte de remparts.
L'aire géographique appelée aujourd'hui Casbah -délimitée au nord par le Bastion 23, au sud par la citadelle, à l'ouest par la porte Bab El Oued, et à l'est par Bab Azoun- est essentiellement ottomane, même si certains monuments témoignent de la ville ziride, notamment Djamaâ el Kebir, construite à l'époque almoravide (1097), ou Djamaâ Sidi Ramdane, qui date aussi du XIe siècle. Djamaâ Ejdid, la mosquée de la Pêcherie, si souvent représentée, date en revanche de l'époque ottomane (1660).
Contrairement à une idée reçue, ce n'est pas à la course qu'Alger doit en premier lieu sa prospérité, mais aux produits de l'agriculture qui proviennent tant de la plaine de la Mitidja que des montagnes proches.
Dès l'époque médiévale, des témoignages de voyageurs notent l'abondance de denrées et la fréquentation du port.
Pour l'époque ottomane, l'ouvrage magistral d'Ismet Touati, chercheur au CNRPAH, permet de connaître et de comprendre les enjeux de cette richesse qu'est le commerce de blé, notamment au XVIIIe siècle.
De l'ensemble palatial représenté sur les gravures, le bâtiment de la Djenina n'a subsisté que peu de temps après l'arrivée des Français (du fait d'un incendie en 1844), mais en subsiste Dar Aziza, qui lui était accolé.
Parmi les nombreux palais de la Basse Casbah, tous restaurés ou en cours de l'être, en ce qui concerne Dar Hassan Pacha, seule Dar Hamra, résidence construite par le dey Hussein en 1816 n'a pas été encore réhabilitée, bien que des études faites en 1983 aient signalé l'urgence des travaux. C'est ce palais du début du XIXe siècle qui est destiné à devenir un centre culturel, après sa restauration par l'équipe de Jean Nouvel.
Penser cette reconversion nécessite à la fois l'anticipation des usages culturels et la préservation de l'esprit de ces palais : quelle que soit l'époque, du XVIIe siècle à aujourd'hui, toutes celles et tous ceux qui y pénètrent sont saisis par leurs proportions harmonieuses, leurs décors raffinés et l'harmonie qu'ils composent avec la ville. Les céramiques qui les ornent venant aussi bien de Tunis que de Delft, de Gênes ou de Valence, témoignent de la vitalité des échanges.
Aujourd'hui peuplée d'environ 50 000 habitants, La Casbah n'a pas trouvé son équilibre : classée en 1992 au patrimoine mondial de l'humanité, elle doit affronter – outre les problèmes techniques de restauration – un problème social – comment reloger les habitants pendant les travaux de restauration ? – et surtout réinventer son identité. La récente polémique montre qu'elle souffre d'un surinvestissement symbolique, chacun s'arrogeant une facette de l'histoire. L'excès symbolique. Pourquoi la vieille ville d'Alger cristallise-t-elle autant les passions ?
Symbole de la lutte nationale
Du côté des pétitionnaires à l'origine de la polémique, le sentiment qu'il s'agirait avec le projet de Jean Nouvel d'«une quatrième vague de transformation brutale française de La Casbah». Le texte insiste sur l'architecture «révolutionnaire de La Casbah».
Cette formulation quelque peu surprenante pour qualifier la ville médiévale et ottomane révèle surtout ce que représente en premier lieu la Casbah dans l'imaginaire collectif : le symbole de la lutte nationale. La Bataille d'Alger, film du réalisateur Pontecorvo, mettant notamment en scène S.Yacef, a eu un retentissement mondial au point qu'en 2017 Malek Bensmaïl analyse les raisons de ce succès dans La Bataille d'Alger, un film dans l'histoire.
Même s'il ne se limite pas stricto sensu à La Casbah, le film a donné lieu à une image, celle de La Casbah, lieu de résistance à l'oppression coloniale et à son appareil militaire. Or, dans toute l'Algérie, nombreuses ont été les destructions des médinas à l'époque coloniale et non moins nombreuses les résistances à la colonisation.
En focalisant l'attention sur la seule Casbah d'Alger sous le prisme révolutionnaire, le risque est d'oublier l'histoire au XIXe, le fait qu'il s'agissait d'une politique délibérée d'effacement du pouvoir ottoman. Si les pétitionnaires ont tout à fait raison de rappeler l'histoire de La Casbah d'Alger durant la lutte pour l'indépendance, encore faudrait-il exercer la même vigilance pour tous les sites et monuments.
Symbole pour l'orientalisme
On peut se demander si la sensibilité particulière qui s'attache à La Casbah d'Alger ne vient pas aussi d'un attrait orientaliste entretenu par le cinéma, la peinture et les affiches touristiques. Un même imaginaire, mêlant exotisme, attrait pour un espace présenté comme à part, secret et dangereux, attise les fantasmes occidentaux.
Dans le domaine du cinéma, c'est Pépé le Moko (1937), dans le domaine de la peinture, l'”Ecole d'Alger” (d'Alfred Chataud à Léon Cauvy en passant par Saintes), a fourni des images invariablement exotiques : l'accent est moins mis sur la vie de La Casbah (les représentations des marchés sont rares) que sur les architectures pittoresques, les rues étroites et sinueuses, parfois les terrasses.
La principale représentation, c'est celle des femmes voilées sur lesquelles se concentrent les fantasmes depuis le XIXe siècle. Même si des œuvres des meilleurs peintres figuratifs se dégage une impression plus précise de La Casbah, des paysages et représentations des «indigènes» sont stéréotypés. Seul Henri Valensi figure La Casbah de manière dynamique, faisant de ses marches un escalier qui s'élève vers le ciel.
L'orientalisme recrée une Casbah factice, ignorant délibérément le fait qu'elle ait été remodelée, que son paysage ait été modifié, qu'elle ait été percée d'artères, que les marchés qui en faisaient la vie aient été réduits, que les nouveaux détenteurs du pouvoir, ne la jugeant pas suffisamment exotique, l'aient “orientalisée”, comme en témoigne Dar Hassan Pacha, dont la façade a été modifiée, tandis qu'était créée une salle de bal digne des Mille et Une nuits.
Pour autant, cette identité «exotique» est parfois revendiquée par ceux qui confondent tradition et exotisme: alors que les métiers d'art se meurent dans La Casbah et dans le reste de l'Algérie, ne serait-il pas temps d'engager une véritable réflexion sur ces arts populaires? Ils peuvent avoir du prix, parce qu'ils portent des savoir-faire rares : loin d'être incompatibles avec les exigences du monde contemporain, ils offrent une alternative à la standardisation, et en ce sens jouent le même rôle que l'art.
L'avenir : une vision apaisée ?
La plupart des centres-villes sont désormais occupés par les classes aisées. Ce phénomène de gentrification a touché la plupart des villes de Méditerranée, on peut le déplorer. Néanmoins, le quartier de l'Albacin, à Grenade, est préservé, même s'il ne ressemble plus à la ville animée qu'il a été, le touriste, néanmoins, se délecte des bains arabes et d'autres vestiges d'avant 1492.
On peut regretter aussi que des villes historiques deviennent des conservatoires de leur passé, voire des villes-musées, c'est le cas d'un certain nombre de villes italiennes. On peut craindre légitimement que le projet porté par un architecte international n'aboutisse à faire perdre de la vie au cœur d'Alger.
Quel choix s'impose? Laisser la cité dans cet état ou en refaire un lieu de vie, une vie qui ne soit pas seulement tournée vers le tourisme, mais appropriable d'abord par les Algérois et les Algériens ? Le problème n'est donc pas celui de Jean Nouvel, mais celui des choix que l'on opère dans le monde d'aujourd'hui : une ville évolue inévitablement, mais au moins faut-il en conserver l'esprit.
Conclusion
L'indépendance de l'Algérie, au prix d'une lutte douloureuse, est actée depuis 1962, le problème que pose de manière emblématique La Casbah est d'abord celui de l'équilibre dans les échanges internationaux et du respect de la parité. Si l'Algérie ouvre ses portes -via le projet de Jean Nouvel- au tourisme culturel international, quelles retombées peut-elle en attendre?
A quelles conditions cette ouverture est-elle compatible avec la volonté de transmettre une mémoire ? C'est la construction de cette mémoire et des moyens humains qu'elle suppose, qui doit être au cœur de la réflexion si on veut garder en vie La Casbah.


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