C'est une gymnastique qu'il a dû faire des milliers de fois dans sa vie. Comme chaque début de sortie en mer, âmmi Mohamed enjambe avec souplesse le bastingage du petit chalutier de pêche. Peu importe qu'il ait 85 ans. Encore alerte, il se déplace parfaitement, et ferait rougir de honte certains quadragénaires peu avides d'activité sportive. «J'ai débuté ma carrière en mer à l'âge de 17 ans, en 1947.» Le ton est donné, plus d'un demi-siècle d'histoire se tient là, droit comme un i, sur le pont du bateau. L'oeil rieur, Mohamed Benabidi entame son récit. «En fait, je n'étais pas vraiment préparé à cette vie. Mais j'ai des amis qui m'ont confié qu'ils avaient besoin d'un mousse (ndlr : un apprenti-marin chargé des corvées sur un bateau), alors je me suis dit pourquoi pas ? Surtout qu'à cette époque, le niveau de vie était bas et c'était dur pour les Algériens de vivre. Mais ça c'était un métier bien plus reconnu et rentable que de travailler la terre des colons. Comme marin-pêcheur, on était payé à la part plutôt qu'à la journée.» Commence alors une grande histoire d'amour entre le jeune homme et la mer, qui ne se quitteront plus. Encore aujourd'hui, si vous cherchez ammi Mohamed, c'est aux abords du port que vous le rencontrerez, y compris durant ses jours de repos. «La mer, c'est un autre monde, presque impossible à raconter. Quand vous travaillez sur un bateau, il faut savoir s'entraider. Le métier de la mer, c'est comme le football, c'est un sport d'équipe», s'amuse à détailler l'octogénaire. Une passion familiale Les yeux rivés vers l'étendue bleue, le marin poursuit : «C'est aussi un travail de chaque instant. En général, en été, le bateau de pêche sort le soir, entre 21 et 22h, et il reste en mer jusqu'à avoir fait le plein de poissons. Et puis il y a les risques. Il sont sans limites. Ça ne sert à rien de faire la tête dure face à la mer, c'est toujours elle qui gagne. Moi, j'ai perdu des amis, des voisins, des copains qui ont péri en mer…», se souvient cet homme d'équipage avec tristesse. Aujourd'hui, ammi Mohamed est marin-propriétaire, c'est lui maintenant qui donne les instructions sur son bateau de pêche. Et ce sont ses fils qui les exécutent. Des cinq garçons qu'il a eus avec sa femme, tous sont devenus pêcheurs, et trois travaillent directement sous ses ordres. Les deux autres sont propriétaires de leur canot. Le patriarche explique : «On ne travaille pas ensemble parce qu'eux, ils préfèrent pêcher des “poissons blancs'', des poissons de fond, comme la seiche, le pageot, le loup, le pagre, ou encore le thon blanc. Tandis que moi, je pêche des “poissons bleus'', des poissons migratoires qui viennent de l'Atlantique jusqu'en Méditerranée, comme la sardine, le maquereau ou le thon rouge.» «J'ai toujours pêché dans ma vie, sauf entre 1959 et 1974», admet ce «super-marin». Car Mohamed Benabidi a aussi eu une autre vie, pendant ces 15 années de «pause». Celle de moudjahid. Comme toute sa famille, il s'est engagé dans la guerre d'indépendance nationale. «Mes deux frères aussi étaient des moudjahidine, ainsi que mon père et ma mère. Mon père est d'ailleurs décédé en prison à Batna, et l'un de mes frères a été condamné à mort. Ma mère aussi a été emprisonnée, puis libérée après les Accords d'Evian, le 18 mars 1962. Aujourd'hui, le centre hospitalier de Zemmouri porte donc le nom de mes deux parents, combattants de la Révolution», rapporte le vieil homme, non sans une pointe de fierté. Du manuel à l'électronique «Puis, je suis revenu à mon métier de marin. J'ai tout connu. La pêche manuelle, la pêche mécanique, la pêche hydraulique et maintenant la pêche électronique», s'amuse-t-il à détailler. Avec des étoiles dans les yeux, ce vétéran de la mer parle avec emphase d'un temps que les moins de 80 ans ne peuvent pas connaître. L'époque où il n'y avait que 10 bateaux de pêche, avec des équipages de 10 à 12 personnes, dans le port de Zemmouri pour se partager les ressources de la mer. Cette époque où l'on pêchait avec «des filets en coton, que l'on remontait à la force de nos bras, car il n'y avait pas encore de treuil, puis que l'on portait sur notre dos pour décharger, et qu'il fallait ensuite laisser sécher sur la plage», se souvient le vieux marin. «Maintenant, j'entends souvent dire que le poisson manque. Mais c'est surtout qu'il y a une centaine de bateaux dans le port, allant de 12 à 18 m2, avec une quinzaine de personnes à leur bord.» Selon lui, on pêche donc beaucoup plus, pour répondre à une consommation sur terre plus importante qu'avant, et c'est la raison pour laquelle le poisson se fait parfois rare. «Avant on ramenait une tonne de poissons par bateau, maintenant chaque chalutier ramène facilement 100 caisses, soit environ 2 tonnes et demie. Mais même comme ça, les patrons de pêche n'en ont jamais assez», raille celui qui semble presque oublier son statut de chef d'équipage. Ce qui rend la pêche compliquée aussi, d'après lui, c'est la pollution : «Par exemple, il y a le déversement de produits chimiques dans les oueds qui contamine l'eau, ainsi que la pêche à la dynamite (ndlr : pourtant interdite par la loi) qui détériore très fortement l'environnement aquatique.» Avant d'ajouter : «Et puis contrairement aux filets en coton qui ne polluaient pas, les filets en nylon qu'on utilise maintenant provoquent parfois d'énormes massacres de poissons. Parce qu'ils s'accrochent parfois aux récifs au fond de la mer, alors les marins les coupent et les laissent au fond de l'eau, et tous les poissons qui passent près du filet se retrouvent pris au piège et meurent petit à petit.» Très concerné, le vieux matelot raconte combien ça l'attriste d'avoir vu disparaître bon nombre de variétés de poissons, comme le chien de mer ou l'ombrine. Encore profondément habité par cette vie passée sur les flots marins, ammi Mohamed vient pourtant de prendre la décision d'arrêter. «C'est devenu trop fatiguant», avoue-t-il, en parlant «d'atterrissage forcé». En le regardant, on peine à croire que sa vie de marin est finie. Il a la barbe et les cheveux blancs certes, mais paraît 20 ans de moins que son âge et toujours prêt à s'embarquer dans une nouvelle aventure. Surtout lorsqu'on le voit s'amuser à poser des énigmes mathématiques aux passants qui circulent dans le port de Zemmouri, en riant de bon coeur avec eux.