Imaginez les longues envolées d'une trompette délibérément jazzy mêlées à la voix douce d'une chanteuse nommée Plume et les karkabous du groupe Gnawa Sidi Othman. Le mélange vous semble cacophonique ? Pourtant le résultat musical est une pure délectation pour les oreilles les plus dociles, habituées à écouter de la musique conventionnelle. Cette rencontre n'est pas la seule du genre. Tout un festival est organisé chaque année pour favoriser cet échange : le Festival international des Nuits de la Saoura à Béni Abbès, près de Béchar. La cinquième édition de cet événement s'est déroulée fin décembre et a connu une participation telle – environ 3000 personnes – que les organisateurs pensent déjà à la prochaine édition. Tout au long du festival, les concerts programmés étaient à l'image de cette nouvelle vague qui déferle sur la musique algérienne. Vous prenez un groupe local, de gnawa, vous y ajoutez une pincée d'instrumentistes occidentaux (saxophoniste, contrebassiste, accordéoniste…) et vous obtenez une fusion originale qui trouve non pas un public, mais deux ! Accord des cordes est un groupe qui illustre parfaitement la notion de fusion dans le langage musical. La formation est montée pour la première fois cette année sur la scène du festival des Nuits de la Saoura. A première vue, on pourrait s'inquiéter du nombre d'instruments qui dépasse la dizaine, mais dès les partitions entamées, on se laisse aller à ces rythmes proches de notre culture et de notre passé musical. Du côté algérien, les talentueuses Asmaa-Latifa Alla et Kahina Boussafeur (violon, oud, voix), de l'orchestre de musique andalouse et des Beaux-Arts d'Alger, ont parfaitement intégré le jeu de Sahbi Frouja (violoncelle, derbouka, bendir) et Olfa Soussi (oud, voix) du centre culturel Ali Belhouane, Tunis. Ces derniers ont su dialoguer avec la Française Katell Boisneau (harpe), Djamel Taouacht (percussions) et Hassan Tighidet (guitare). Une soirée de clôture animée par Accord des cordes qui a marqué les esprits, a annoncé, d'ores et déjà, la couleur de la sixième édition du festival. Depuis quinze ans, les artistes algériens qui, pour la majorité, ont appris la musique grâce à des associations de musique andalouse, de chaâbi ou en autodidactes, affichent leur tendance à aller vers le mélange des musiques. En revanche, certains professionnels voient en cela une dénaturalisation de la musique algérienne. Djmawi Africa, Joe Batoury, Es Sed, Zerda, Foursane Al Djanoub, Index, Gaâda, Ferda ou Karim Ziad ne l'entendent pas de cette oreille. Quand des groupes de heavy metal reprennent des textes de diwan ou quand on additionne un sitar à un groupe de rock, le but n'est pas d'appauvrir le patrimoine, mais bel et bien l'enrichir et le vivifier. « La musique actuelle algérienne est l'ensemble des codes musicaux et des choix artistiques des musiciens du moment », explique Lamia Abou Terki, musicologue et luthiste. Actuellement, elle prépare un mémoire sur la fusion musicale dans le Maghreb et la Méditerranée. « Cette appellation a suscité un débat qui a pris fin lors de l'institutionnalisation du Festival de la musique actuelle de Bordj Bou Arréridj. La musique n'est ni un style ni un genre. Elle regroupe plusieurs concepts musicaux, dont la musique improvisée, amplifiée et traditionnelle du monde. Elle concerne ainsi toutes les musiques, sauf le classique pratiqué dans sa forme la plus conventionnelle. » La démarche artistique qu'empruntent les musiciens est bénéfique au développement, voire à la consécration de leur art. Pour le groupe de rock Cyris, qui mélange le son des guitares amplifiées aux percussions algériennes (derbouka et bendir), « les styles traditionnels ont besoin de renouvellement. On ne peut pas jouer de la musique andalouse sans que nos autres influences musicales surgissent ; c'est devenu une seconde nature. Le rock vient d'Europe, on ne peut pas exécuter le même rock qui se joue en Angleterre ou en France, mais on fait un rock à notre manière, c'est-à-dire une musique qui traduit ce que nous sommes ». Dans le même style, le trio féminin Sultane considère la fusion comme un « moyen de jouer sur toutes les scènes du monde. Actuellement, pour participer à un festival à l'étranger, il faut venir avec sa carte “exotique”. Ça ne nous gêne pas tant qu'on fait la musique qu'on aime. En France, ils ont bien compris que pour remplir les salles, il fallait offrir des spectacles pour tout le monde et supprimer le système élitiste qui met la culture en péril ». Ce qui rejoint les propos de Lamia Abou Terki qui estime que « la scène musicale suit l'ère de la mondialisation. Les scènes mondiales sont en demande de métissage, le voyage autour du monde à travers les sons ». D'autres musiciens comme le pianiste Boualem Chalal sont convaincus que cette tendance « favorise l'échange entre musiciens du monde et aboutit à des projets concrets soutenus par des organismes sérieux et parfois par des ministères, ce qui est encourageant et remet en question le débat sur le statut de l'artiste dans plusieurs pays ». Karim Derrag du groupe Castigroove est tout aussi optimiste : « De mon point de vue, en Algérie, la fusion n'est pas une exception, c'est une nature, compte tenu de l'histoire de notre pays. La fusion permet de donner un coup de jeune aux musiques traditionnelles et populaires et fait naître chez le public algérien et étranger un sentiment de curiosité et l'envie de découvrir. » Dans dix ou vingt ans, écouterons-nous ce type de musique ? Pour répondre à cette question Lamia Abou Terki fait un parallèle avec l'histoire du jazz. « Dans les années 60, les plus éminents musicologues voyaient la fin de la musique jazz. Pourtant, cent ans plus tard, le jazz est toujours tendance et n'a rien perdu de sa ferveur, de prestigieux festivals lui sont dédiés. La fusion dans la musique actuelle en général, et algérienne en particulier, s'essoufflera à un moment, mais reprendra sa vitesse de croisière, parce que le monde est un grand village, et que la musique est réellement un langage universel, qui rapproche les cultures et les peuples. »