La République démocratique et populaire aurait-elle décidé, dans sa grande magnanimité, d'offrir à ses citoyens un lopin de terre à construire sur le cadastre national afin que chacun d'eux puisse bénéficier d'un morceau d'espace de la mère patrie ? La distribution nationale inclurait peut-être les zones pétrolifères et gazières ce qui justifierait cet engouement qu'on n'a pas revu depuis l'élection présidentielle de Novembre 1995 qui a porté Zeroual à la présidence. Du reste, le général n'a pas vraiment insisté pour rester au pouvoir sa maison mère lui ayant plus tard préféré Boutef. Un coaching réussi puisque depuis 1999, le raïs Abdelaziz, coopté comme le moins mauvais, a enchaîné quatre mandats successifs, dans un fauteuil. Il ne s'agit pas ici d'ironiser sur l'état de santé du susnommé, tirer sur les ambulances n'est pas du goût de la maison. Pour autant une question se pose : cette longévité au sommet n'a-t-elle pas grisé le chef de l'État en lui suggérant une autre forme de générosité : attribuer à chaque Zmigri une médaille du mérite pour avoir sauvé la patrie par les urnes en 95. C'est donc pour retirer cette précieuse breloque que les compatriotes s'agglutinent jour et nuit devant les représentations consulaires de France et de Navarre. Une médaille vert blanc rouge qui agirait comme un sésame dans les ports et aéroports en valant à son titulaire la considération et le respect des autorités nationales autant sur les routes que dans les Administrations. Je connais mes concitoyens, ils sont ultra sensibles aux symboles. Même si cette médaille n'est pas héréditaire, les nouvelles générations zmigrites sont elles aussi très attachées au drapeau national, qu'elles arborent même dans les tribunes de Roland-Garros. Étrange comportement : en l'honneur de qui ce déploiement du croissant et de l'étoile dans le temple du tennis mondial ? Le dernier Algérien qui tenait une raquette dans les internationaux de France s'appelait Benhabyles. Cela remonte à trente ans et il était de nationalité française ! Après réflexion, cette hypothèse de la médaille me paraît tout aussi insensée que la distribution des terres à la population. C'est un reportage d'une télévision française qui m'a sorti de ma béatitude en me livrant la prosaïque explication. Les Algériens font la queue par milliers pour l'obtention d'un document désormais incontournable : le passeport biométrique. Ce qui déchaîne les foules c'est l'urgence : la date butoir pour l'obtention du document est fixé à Janvier 2016. Connaissant la célérité traditionnelle des administrations nationales le peuple émigré est pris de panique. Ne pas décrocher à temps le fameuxbio, c'est risquer d'être coincé dans un pays, la France ou l'Algérie, sans pouvoir en sortir. C'est alors que j'ai réalisé l'impensable : j'étais en fait tout aussi concerné que ces masses compactes qui butaient sur les grilles consulaires depuis des mois. J'allais devoir moi-même monter au créneau et rassembler les précieux parchemins susceptibles de me faire accéder à l'algéro-biométrie.
Bernard et les souvenirs de l'occupation
Jusque-là en matière de conformité consulaire, je passais pour un citoyen modèle. Depuis 46 ans, je n'oubliais jamais de renouveler ma carte consulaire, ma carte nationale d'identité et le passeport qui va avec. Ces dernières années, les structures consulaires s'étaient bien améliorées par rapport à la pagaille des années 60-70. Alors, depuis deux décennies environ, je me rendais avec une joie allègre à Vitry sur Seine 94 pour la moindre formalité, procuration ou renouvellement de documents d'identité. En arrivant Rue Salvador Allende, je prenais tout de suite un ticket numéroté et si mon ordre de passage était éloigné dans le temps, je me réfugiais au troquet du coin. Au lieu de macérer dans la sueur et la fumée des centaines de compatriotes, je prenais un verre ou deux ou trois en bavardant avec le patron. A dix heures du matin le bistro était quasiment vide et le père Bernard était ravi de me raconter ses histoires extraordinaires en lissant son comptoir déjà nickel. Vieux français d'époque, pas raciste pour un sou, Bernard adorait confier ses histoires de jeunesse et notamment ses souvenirs de l'occupation. Son fils taillé comme lui en bûcheron l'accusait de radoter. Seul l'intéressait le chiffre d'affaires. Le père lui, était en revanche sensible aux contacts humains. Il recherchait les êtres susceptibles d'écouter son récit, il est vrai, habilement enjolivé. Je n'étais pas dupe mais je savourais ses histoires qui me permettaient de m'instruire sur le vécu des classes populaires et sur leur sens de la débrouille dans l'hiver de l'occupation. Le talent réside parfois dans la manière de conter plus que dans le contenu. L'éloquence du barman me renvoyait aux meddahs de mon village qui enchantaient les enfants. Les adultes ne croyaient pas à leurs fadaises mais les enfants en rêvaient pendant plusieurs jours. Entre deux chapitres du récit, je filais rapidement au consulat pour consulter la lente avancée des numéros. Et si le temps le permettait, je m'installais avec volupté dans la salle du restaurant de Bernard, fréquenté par ce qui reste d'éléments surannés de la classe ouvrière. Je savourais le menu traditionnel des années 50-60 avec ses cinq entrées, ses trois plats au choix, son fromage dessert, son café compris. Menu de routier pour un prix de soutier. Délicieuse époque. Pour toutes ces raisons, me rendre au consulat était devenu une partie de plaisir. Pourquoi alors cette angoisse qui monte cette fois-ci à l'idée d'affronter de nouveau les représentations nationales. En vérité j'ai changé de domicile depuis trois ans mais je n'ai pas procédé à mon changement d'adresse consulaire. Probablement pour continuer de retrouver le père Bernard et son troquet envoûtant.
S12 LE CODE SECRET
Cette fois-ci il va bien falloir monter au front. Quelle paperasse faut-il convoyer avec soi pour se sortir du traquenard avancé. Certes au dessus de tout il y a le fameux acte de naissance S12, estampillé d'un sigle qui rappelle le code d'un agent secret. Vous imaginez au cinéma ou à la télé une annonce du genre, l'agent S12 a été abattu de cinq balles ce matin à l'aube… ça ferait un effet bœuf. Eh non, S12 est donc ce document infalsifiable, inaliénable et éternel qu'il faut désormais aller chercher au tréfonds de son douar d'origine. Prévoyant, comme d'habitude j'ai profité il y a deux ans d'un séjour au pays pour me faire délivrer le précieux sésame. En ce matin de Novembre il faisait beau sur la vallée du Chélif et la mairie d'Oued-Fodda (2) était cernée d'une centaine de burnous et de casquettes, tous disposés à obtenir leur précieux sésame. Pour l'une des rares fois de ma vie, j'ai accepté et apprécié le confort du piston. Mon grand frère chez qui je séjournais à Birkhadem, m'a obligeamment accompagné jusque là. D'abord il a une voiture et puis il connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un… Notre intercesseur se prénomme Si Abdellah. Marchand de légumes, aujourd'hui à la retraite, il a fourni la baladya (2) pendant trente ans, délivrant quelques cageots supplémentaires pour la famille du maire et celles de ses assistants. C'était la loi du genre, la règle du jeu, pas de la corruption, tout le monde vous le dira. Une bonne manière en quelque sorte ! En tout bien tout honneur ! Comprenez, les vrais grands voleurs sont en haut ! Résultat, quand nous sommes entrés dans la salle tous les employés ont cessé leur travail pour venir saluer très respectueusement le débonnaire bienfaiteur. Le ministre de la fonction publique n'aurait pas provoqué autant d'effet chez les fonctionnaires communaux. Il fut alors très facile à Si Abdellah de plaider ma cause, avantageusement et pompeusement : -Ya louled, Ô mes enfants, voici un pauvre gars qui vit en France et qui ne connaît personne au village. Il est venu exprès pour son S12. Les jeunes, je vous en prie au nom de Dieu facilitez-lui les choses, diminuez sa peine, Allah vous en tiendra compte…. Comment résister à Dieu ? Épaulé par de tels parrains, j'ai obtenu mon papier en deux heures après moults signatures et tampons. Une évidence, le document est très beau, un vrai diplôme vert au goût de chlorophylle. Il était rédigé entièrement en arabe, excepté le patronyme !!!Je le serrai contre mon cœur, prêt à le défendre contre toutes les avanies. Et c'est muni d'un tel trophée que j'ai couru à Vitry-sur-Seine seine pour réaliser mon célèbre biométrique. J'étais aussi fier et euphorique qu'un Érythréen ou un Syrien ayant obtenu un visa pour la Suède… Avant de faire la queue au consulat, je suis passé saluer M. Bernard et m'enquérir du menu de midi. Double déception . Le père Bernard est mort depuis quelques mois et c'est son fils qui assure la suite avec un esprit dont la célérité à encaisser est inversement proportionnelle à l'amabilité. Second écueil, au consulat on m'assure qu'il est trop tôt pour le BIO : revenez dans deux ans ? Entre-temps on va vous faire une prorogation de votre ancien passeport jusqu'à 2015…. Moi qui me croyais en avance sur l'Administration, me voilà renvoyé au sort commun. En fait, l'Algérie c'est la seule république où l'on vous donne tort même si vous avez raison. Je suis rentré maussade à mon domicile. Avant de quitter la rue Allende je me suis rendu en face du troquet pour m'installer sur les banquettes cosy d'un Buffalo. Par vengeance contre le cupide fils Bernard, contre le consulat et par simple masochisme. La serveuse qui s'est occupée de moi arborait son prénom sur son épaulette : Shéhérazade ! Sa voix douce et ses manières raffinées ont remonté mon moral de plusieurs crans.
RIEN SUR INTRNET
Deux ans après, en Avril 2015 je me décide à envisager d'y aller. Ma prorogation s'achève en Novembre, il est temps de se hâter lentement. Cette fois l'écueil est double. Il faudra bien que je m'adresse au consulat de mon nouveau domicile dans le 92. Ce qui signifie formalités supplémentaires pour le changement de domiciliation. Je dépends désormais de Nanterre. Je ne connais ni les lieux ni le moyen d'y aller. J'essaie de me documenter sur Internet, pas grand chose. Téléphoner, prendre un rendez-vous, tu rigoles mon frère, me rassure Rachid qui est passé déjà par l'essorage de la rue d'Argentine à Paris. Chaque Algérien que je rencontre a une histoire à raconter. Chacun d'eux est convaincu d'avoir vécu un enfer unique avec un tarif unique : patienter dans la cohue cinq à six heures avant d'accéder à un guichet qui épluchera les papiers et leur conformité. Je décline la suggestion de Fatima, elle-même cadre dans une grande entreprise et qui a poireauté plusieurs heures avant de déposer son propre dossier. -Écoute, pourquoi tu te casses la tête, tu es écrivain, journaliste, pourquoi gaspiller ton temps dans cette cohue. Contacte le consul et explique lui, il va bien te pistonner, le plus légalement du monde. – Fatima pourquoi tu ne recours pas toi-même a ce procédé, je suis sûr que tu dois connaître des gens bien placés ? – Certes, mais moi j'ai le temps, je suis à la retraite… – Je le suis aussi … -Ta retraite est plus féconde que la mienne. Garde ton énergie pour écrire ! L'une des qualités de Fatima c'est l'humilité. Je décline son idée. En plus je ne sais pas faire ce genre de truc. L'épisode Oued-Fodda dont j'ai un peu honte, ce sont d'autres qui l'ont négocié pour moi. Je ne me suis pas sali les mains… Il me faut plusieurs semaines avant de me décider à prendre le taureau par les cornes. Je mets toutes les chance de mon coté sur les conseils des amis :éviter le samedi pour le nombre, éviter le mercredi pour les marmots, éviter le lundi c'est fermé, ne plus attendre, le ramadhan arrive (4). Banco alors va pour le jeudi de la fin avril. Sublime bonheur, je découvre un bus à cent mètres de chez moi et qui me dépose à deux cents mètres de mon nouveau consulat. Premier départ du 157 à 5h30. Arrivée un quart d'heure après. A cette heure-là il ne doit pas y avoir grand monde, me dis-je pour me rassurer. J'attendrai l'ouverture patiemment… L'autobus est conduit par un compatriote et le consulat d'Algérie, il connaît. Me voilà dans la fraîcheur du matin grelottant de froid et le ventre noué. Je n'ai pas senti cette douleur ventrale depuis les résultats du bac en 1963. Je n'ai pas dormi de la nuit comme une veille d'exécution capitale mais je suis habité d'une résolution tout aussi capitale. Serrer les dents et aller jusqu'au bout. C'est la seule solution, je me vois mal me rendre en Algérie en arborant un passeport français acquis récemment. De plus il faut de toute façon un visa pour rentrer chez soi donc des formalités et de la paperasse, encore et encore. Je rêve d'un monde du temps de la dite barbarie où l'homme pouvait circuler à travers l'espace autant que le lui permettaient ses jambes et son besoin de survivre. Pourquoi ne pas bannir les frontières qui empêchent un Tchadien de se balader sur les hauteurs d'Alger ou sur l'avenue des Champs Élysées pendant que je pourrai m'enivrer de l'air des altitudes au Pérou ou au Kenya sans traîner une valise d'autorisations.
IL NE COMPREND PAS LE KABYLE EH !
Je chasse ces bévues en arrivant devant les lieux déjà occupés. J'aperçois dans la pénombre matinale une grille d'entrée fermée, une grande natte en osier étalée sur la pelouse et allongés dessus comme une veillée au bled, une demi douzaine de personnes la plupart barbus. Je crois vivre un second cauchemar ; Suis-je en Afghanistan. Je salue, Salam Salam, le consulat c'est bien là, oui . – Mais faudra aller derrière trouver la queue de la queue. J'ai beau remonter le cours de la file elle est interminable. J'en arrive enfin au bout, je l'évalue à deux cents personnes, je me glisse dans le paquet. Tiendrai-je jusqu'à huit heures ? Je suis encouragé par le malheur des autres, le spectacle d'enfants et de leurs mères, couchés sur des rebords de pierre, ou dormant de bout contre la palissade en béton. Je sympathise vite avec mes voisins de patience. Ils sont bien plus jeunes, trente-quarante, enjoués et acerbes à l'égard de Houkouma. Nous parlons surtout en français, les uns me répondent en kabyle, je n'ose pas leur dire mon handicap d'Algérien. Je ne parle pas toutes les langues de mon pays. Faille historique et paresse mentale. Dans le groupe un petit futé s'en aperçoit et alerte les copains. -Vous voyez bien qu'il fait des efforts, il ne comprend pas le kabyle. Petit silence étonné puis la conversation reprend. Comment peut-on ne pas être kabyle, semble se dire un petit bonhomme trentenaire qui ne maîtrise pas à la perfection la langue de Molière et encore moins l'arabe algérien. L'un des jeunots me dit que son père est dialysé. Il dort dans la voiture pendant qu'il fait la queue pour lui ; il ira le réveiller au moment de faire la piqûre puis au moment de passer au guichet. Chacun raconte son récit tout aussi alambiqué que l'autre. L'un d'eux fait la queue pour son père qui habite Montpellier. Mais il préfère continuer à dépendre de Nanterre c'est plus près de Paris et de la tribu… Je ne comprendrai jamais les tréfonds mystérieux des motivations humaines …
BOUTEFLIKA EST DAN SON FAUTEUIL, IL PEUT PATIENTER LUI
L'attente se fait longue et se répercute sur ma colonne vertébrale.. Je crains que mon hernie discale se réveille. Je leur révèle que j'ai 70 ans et ils n'en reviennent pas. J'ai l'habitude des réactions sur mon apparence physique : tu fais vingt ans de moins, c'est pas possible si je pouvais vivre la moitié de ta vie etc . Oui je ne les fais pas mes 70 berges mais là dans l'épreuve et après une heure d'attente -il en reste une autre- je sens le poids des ans sur mes vertèbres et mon tibia. Finalement je m'accroupis contre un rebord mince de ciment qui me soulage. Mais la position inconfortable me fatigue plus, je préfère me relever. L'un des jeunes apporte du café et des gobelets rangés dans son coffre de voiture et nous reprenons la conversation dans laquelle l'administration algérienne ne sort pas grandie. Par prudence, personne ne nomme les hauts placés, les politiques, les décideurs comme on dit à Alger. Un homme au visage buriné aux moustaches blanches effilées à la turc déploie son pan de burnous comme pour libérer sa parole. -Bouteflika lui est dans son fauteuil il peut patienter autant qu'il veut…. La remarque amère est ajustée, mais curieusement les jeunes ne rebondissent pas dessus. Cette génération ne tire pas sur les ambulances. Elle a fait une bonne synthèse entre la tradition du respect des indigents et des anciens et la fulgurance sans pitié des réseaux sociaux. Pour alimenter la conversation, seule façon d'oublier mon calvaire, je soulève une autre polémique : -Pourquoi dis-je ingénument, il n'y a que les Algériens pour organiser une telle pagaille. Pourquoi les Marocains et les Tunisiens, réputés moins riches, n'offrent pas une telle honte publique à leurs administrés. Pourquoi doit-attendre deux ou trois heures pour voir s'entrouvrir la grille castratrice qui nous sépare des guichets. Pourquoi ne peut-on comme chez les pays civilisés, prendre rendez-vous par téléphone fax ou internet. L'homme du café me donne la réponse . -Les Marocains et les Tunisiens quand ils rentrent avec le passeport français n'ont pas besoin de visas. Du coup ils n'ont pas forcément besoin du passeport national. Il y a donc moins de pression sur les consulats… Le jeune homme avale sa dernière goulée de café, se concentre une seconde puis il poursuit : -Mon père m'a dit que les Algériens au moment de l'indépendance étaient au summum du prestige mondial. Nous étions un modèle de courage, d'abnégation, de civisme autant en Afrique qu'en Europe. Et puis nos dirigeants multiples se sont distingués par le pire. Ils ont choisi tout ce qui était mauvais pour le peuple : la dictature, le parti unique, la destruction de l'agriculture,le week-end saoudien,l'arabêtisation qui a crétinisé des générations d'écoliers. On a cru un moment que Boutef prenait ses distances avec cette politique. Mais les vieilles habitudes ont repris le dessus. Clientélisme et médiocrité érigés en vertus républicaines…. Je suis frappé par l'acuité du propos.Tous les Algériens ne sont pas devenus des moutons résignés à leur sort. Survit encore une parole libre et publique. Ce constat me met du baume au coeur.
LA FEE FERIEL
Subitement la file est saisie d'une sorte de séisme, débord léger, puis la fièvre se transforme progressivement en torrent. Des cris, des protestations, des admonestations. Une grille qui grince ! C'est le moment de vérité. Il doit être huit heures. J'ai perdu l'habitude du dribble par les coudes. Me voila ballotté, renvoyé à l'arrière puis à l'écart, tout cela sans violence, par une force interne invisible. Je rétablis l'équilibre en m'appuyant sur le voisinage et me voilà transporté comme dans les manifs, jusqu'au port. Pressuré je finis face à un guichet qui me pose une question incompréhensible. Je crie et ma voix déraille dans le brouhaha : – Passeport mais je suis à Vitry … Il est jeune, efficace, sec comme le petit écran qui lui fait face. En trois secondes il a analysé mon cas. Il me tend un ticket blanc numéroté et murmure deuxième, immatriculation. Je suis alors transporté par la ruée qui monte dans les étages. C'est assez spacieux, c'est bien indiqué mais les panneaux sont surchargés d'infos administratives. Il faut savoir déchiffrer. Ou à défaut, demander. Dans ma longue confrontation depuis 45 ans, avec les institutions françaises ou algériennes, j'ai toujours consulté mes voisins. Il y a toujours un Algérien qui en sait plus que vous, sur n'importe quel sujet. Lesté de plusieurs avis concordants, je finis dans une salle du deuxième étage où les sièges sont confortables et presque tous occupés. Déjà. Je trouve une place près d'une blonde au cou de girafe. Une tête à s'appeler Feriel. Elle est presque la seule à ne pas être foulardée. Sans doute la raison de son esseulement. Je me pose timidement à coté d'elle, de peur de l'effaroucher mais je suis loin du compte ; c 'est elle qui m'interpelle, les temps ont bien changé : -Vous avez quel numéro ? – Je ne sais pas, bredouillé-je d'une voix rogue. – Montrez votre ticket. 73 ! Ah c'est loin, moi j'ai obtenu le 52. Feriel est ma fée. Elle m'explique tous les mécanismes à observer vu le charivari, les va et vient incessants et cette annonce sonore d'autiste, une voix numérique d'outre-tombe qui ânonne les numéros d'appel. Pourtant le vrai boulot n'a pas commencé. Les guichets de réception n'ouvrent qu'à neuf heures. Encore 50 minutes d'attente mais au moins ici on a chaud. De quoi méditer, macérer dans le réel national, de quoi sentir s'insinuer ce message implicite que nous envoient les chefs, les petits comme ceux qui massacrent le pays : Dites vous bien ceci : nous allons vous mater ; sans le biométrique vous ne pourrez pas bouger un pouce. Et sans nous ni bio, ni métrique, bande de gueux ! Alors vous vous la fermez et vous marchez droit… Malgré ce message logé dans l'implicite, la masse des gueux devient dissipée. Les uns se promènent entre les allées, les autres s'interpellent et scrutent l'intérieur du bureau où les fonctionnaires se calfeutrent derrière une petite lucarne feutrée. C 'est là, au delà de cette porte fraîchement repeinte que se jouera le destin de chacun. L'impatience est la mère de tous les vices. Après trente minutes l'interdiction de fumer est violée allègrement. La flammèche est heureusement étouffée par un grondement de la foule entassée dans ce local lumineux mais hermétiquement clos. Des réflexions fusent contre les fumistes indélicats et sournois : toute la colère suscitée par l'Administration se reporte contre les enfumeurs, ces parfaits boucs-émissaires. – Y a quand même des bébés, un peu de respect, quoi ! Allez fumer votre saleté dehors… Dans cette masse informe, soumise et résignée, je réalise qu'il y a des êtres humains, distincts et différenciés. Des bébés, des enfants, des fillettes en nattes, des vieillards chenus, des chibanis accablés, des handicapés en fauteuil roulant, des femmes voilées de noir comme si elles portaient le deuil, quelques jeunes filles en jeans qui semblent arborer leur tenue vestimentaire comme un étendard de liberté. Eh oui, depuis que la société algérienne, y compris en Europe a été prise en otage par les obscurantistes, un simple bout de tissu devient un drapeau comme le fut naguère le haïk des résistantes de la guerre d'indépendance. En abandonnant le voile pour le treillis des moudjahidates, elles avaient fait franchir à l' Algérie un siècle de modernité. Depuis trente ans les barbes-FLN ont fait coulisser ce progrès d'un millénaire en arrière. Avec Feriel je poursuis la discussion sur la singularité algérienne. Elle a l'âge de ceux qui se préoccupent de leur problème avant tout, le reste ne les concerne pas. Cette génération de trentenaires ne manque pas de cœur en cas d'urgence. Mais sa philosophie se résume à une formule : pas d'ingérence, ne te mêle pas de mes salades et tout ira bien. Le destin collectif des anciens, ils n'y croient plus.Chacun se débrouille comme il peut. Chacun nage sa mer quoi… Celle de Feriel c'est l'Atlantique. Elle m'assure qu'elle a un passeport canadien et elle me conte la procédure de rêve pour retirer son document à Montréal. Rendez-vous pris par téléphone ; le jour venu tu te présentes. On te fais patienter avec un chocolat ou un jus d'orange. Un quart d'heure après, tu déposes tes papiers. Trois semaines plus tard on te prévient par mail ou par SMS. Tu patientes dix minutes devant un café et une viennoiserie avant de recevoir ton passeport. – Le bio, demandé-je, ébahi… -Bien sûr le bio. Cela fait des lustres qu'ils l'ont adopté. Comment détester un tel pays. Je n'ose pas demander à Feriel pourquoi elle vient suer à Nanterre pour son passeport algérien. Pourquoi ne pas s'adresser à un consulat algérien au Canada ? Cela fait partie des énigmes que chacun de nous transbahute dans son coffret à mystères, porté par deux piliers adverses, le vice et la vertu. Feriel me descend encore le moral en m'expliquant qu'elle a pris deux tickets. Dans cette salle elle patiente pour faire sa carte d'immatriculation ; préambule cardinal avant toute procédure. Dès qu'elle l'aura obtenue elle filera en bas pour patienter pour la dépose des papiers du passeport, ultime étape. Tous les quarts d'heure elle descend voir où en est le défilement des numéros. Chaque fois elle revient l'air stoïque. « J'ai le temps. » Je mesure le chemin de croix qui me reste à gravir. Je n'en suis qu'à la préhistoire de mon parcours. Quatre étapes m'attendent, quatre temps payés sans doute par cinq ou six heures d'attente. Ce matin donc le transfert du dossier . Après environ un mois, il me faudra revenir dès potron-minet pour la carte d'immatriculation. J'en ai bien une valide, mais il me faut la renouveler à cause du changement d'adresse. Ben voyons. Si le passeport est vert cette carte est blanche, drôle de couleur qui rappelle celle que les autorités coloniales délivraient à leurs agents supplétifs, espions et autres acteurs de basses œuvres. Dès que j'aurai obtenu carte blanche retour au petit matin pour l'ultime étape déposer les papiers du BIO. J'ai le temps, mon passeport ancien se périme en Novembre, mais on n'est jamais assez prudent. Le guichet ouvre enfin, entraînant un remue-ménage déplaisant dans la paisible assemblée assoupie depuis une heure. Des gens sans le moindre respect se ruent aux renseignements, sans attendre leur tour. Une vertu algérienne, ou berbère comme dit Fellag. : chacun a une question, un problème singulier à exposer. Et d'une urgence absolue qui ne saurait attendre Pour éviter que la porte vitrée craque sous le nombre, un fonctionnaire se fige à l'entrée. Il a la quarantaine, le style bureaucrate patenté et autoritaire. D'une voix de stentor, il réclame et obtient le calme. Il explique à tout le monde la procédure ce qui revient à cette évidence évidente : il faut attendre son tour. Pourtant il fait exception pour une jeune femme éplorée. Elle est jeune, elle a un charme tranquille et si elle si elle porte le noir c'est parce qu'elle vient de perdre sa mère au pays. Je l'ai su dans la file dehors et je me suis demandé pourquoi le consulat ne prévoit pas des modalités plus douces, plus rapides pour lui faciliter les choses et atténuer sa douleur. Je viens de comprendre ce qui fait le charme de cette jeune femme : son chagrin. Je suis content qu'elle passe en premier. Mais je la revois une heure plus tard, patientant encore. Elle a beau être prioritaire il faut du temps au temps quoi. A dix heures le numéro de ma voisine canadienne s'affiche sur l'infatigable écran numérique qui assure que nous faisons notre possible pour vous simplifier les choses. Feriel en ressort une demie-heure plus tard, arborant sa carte blanche à la main. Elle a la gentillesse de venir me saluer et m'encourager avant de foncer vers l'autre phase du calvaire. Mais je ne m'inquiète pas pour elle, elle n'a pas froid aux yeux, elle fonce, elle ose, c'est bien. J'ai reçu une autre éducation faite de retenue, sur le retrait, une sorte de progression défensive, à la Suisse quoi.
TOILETTES INONDEES, UNE TRADITION
Je me dis qu'au rythme où vont les événements, il me reste encore une heure avant d'être appelé. Je redescends inspecter les toilettes qui étaient nickel autour de huit heures et demie. Les lieux sont toujours aussi propres mais quelqu'un a dû faire ses ablutions, les toilettes n'étant pas à la turque. Une belle mare d'eau ou d'autre chose circonscrit la cuvette d'aisance et il faut savoir pagayer pour se soulager. Mais comment font les femmes pour se démerder dans ce genre de situations. Faire ses ablutions en polluant autour de soi ? Je voudrais bien connaître la nature et le poids de la foi de celui qui a commis ce sacrilège. Moi d 'abord, les autres je m'en fous. C 'est dans quelle religion qu'on pratique un tel adage ? A tout prendre je préfère le pragmatisme des jeunes : je ne m'occupe de personne et je fiche la paix à tout le monde… Quand mon numéro s'affiche il est juste midi. Plus de six heures d'attente. La fatigue tétanisante a failli me faire perdre mon tour. Je me rue vers le bureau caché et me retrouve devant un comptoir encombré. Elles sont trois à faire face aux sollicitations . Deux jeunes femmes et une troisième plus âgée qui semble plus expérimentée. J'hérite de celle qui ne quitte pas son portable des yeux. Elle me donne un sobre formulaire à remplir et retourne à ses textos, le front baissé. A la fin des formalités, je la vois écrire mon nom sur un carton jaune qui contient mon dossier de transfert. Je lis Bechikh, au lieu de Benchikh ! Une faute caractérisée sur mon patronyme pourtant très connu. C'est du phonétique ou quoi. Je lui signale l'oubli. -Vous avez omis un n, il ya un N à Benchikh. Elle s'apprêtait à retourner à son smartphone et j'ai le toupet de la retarder ! Elle me fusille du regard en serrant le dossier contre sa poitrine . -Ah mais ça c'est à nous, vous n'avez pas à regarder. Je préfère faire profil bas au lieu de réclamer son chef de service. J'ai bien failli lui suggérer d'enlever le T de Bouteflika pour voire ce que ça donne. – C'est quand même mon nom, dis-je d''une voix timide sans insister. Sûr que si je l'importune en dérangeant sa sieste matinale, elle risque de saboter mon affaire. Je préfère changer de sujet en émettant une question stupide, qu'aucun algérien sensé ne poserait. -Comment vais-je savoir que mon dossier est arrivé ? Son assurance me désarçonne : – Vous n'avez qu'à téléphoner … Sa réponse me met hors de moi. Je redeviens le blédard indigné, le Bouzid révolté qui n'aime pas qu'un bureaucrate se fiche de lui. Je la dévisage avec l'œil dur de Moh-Bab-El Oued que les chibanis ont bien connu. – Vous êtes sûre madame qu'il y a quelqu'un qui répond au téléphone. Bien sûr que non et elle le sait. Débusquée dans sa mauvaise foi, elle baisse les yeux et ça tombe bien pour elle : un message s'est affiché sur son écran mais je n'ai pas le droit de regarder, c'est pour elle.
LA NEGLIGENCE NATIONALE
Un peu sonné je fais le point en prenant un siège dans la salle qui s'est un peu dégarnie. Je suis dans la posture du condamné qui a purgé sa peine et qui est libéré. Une fois dehors, il ne parvient pas à s'éloigner des lieux de son incarcération. Je prie le ciel que mes documents ne soient pas lacérés de fautes. Je réfléchis à la suite en descendant les marches. Avant de partir je retourne voir le jeunot du rez-de-chaussée qui m'a donné mon numéro de passage ce matin. La salle est jonchée de détritus : tickets, papiers, pelures, bref toute l'incarnation de la négligence nationale, récurrente et désespérante. Pourtant deux corbeilles énormes encadrent le couloir d'entrée. Ma question brûlante : -Ya oulidi, comment savoir que mon dossier est transféré. Je téléphone ? – Non, vous plaisantez khouya, le téléphone…. Il y a plus simple : dans un mois vous revenez me voir, à une heure tranquille comme maintenant, et je vous renseignerai. J'ai tout ici, me dit-il en me montrant le ventre sec de son ordinateur. Je pars rasséréné à un double titre par la réponse du préposé, poli et opérationnel. Il m'a tranquillisé sur la suite des événements. Il m'a surtout appelé mon frère, khouya et non pas cheikh ou El Hadj comme ont tendance à le faire les jeunes gens d'Alger. Je ne fais aucune coquetterie d'âge et je sais qu'au moins quarante ans nous séparent. Mais l'expression cheikh ou hadj est attribuée à des gens présumés vénérables, Or depuis un demi-siècle ce sont des prétendus vénérables qui ont esquinté le pays. Khouya en revanche me ramène à un rapport égalitaire plus proche du lien fraternel qui caractérisait les affinités entre Algériens un peu avant et un peu après la guerre de libération. Aucune nostalgie dans cette réflexion, juste le souvenir d'une époque où les Algériens ont été grands dans le regard du monde où ils étaient respectés en se respectant entre eux, loin de tout culte de la personnalité. C 'était une époque bien fugitive où les responsables donnaient l'exemple, où ils se servaient en dernier dans le plat commun pour s'assurer que tout le monde avait à peu près mangé à sa faim. Depuis ce temps les Vénérables leur ont corrompu l'âme, ils les ont transformés en clochards quémandant ce qui est pourtant leur droit, à des analphabètes méprisants. Ne soyons pas démagogues, le personnel n'y est pour rien dans ce foutoir organisé. Il fait front dans l'ensemble, malgré le manque de moyens, le manque de formation surtout. Comment font-ils pour tenir devant l'assaut quotidien de centaines de compatriotes, inquiets, angoissés, à la limite de l'agressivité, alors que d'autres- infime minorité-procèdent par la resquille, la triche ou le copinage. Qui a mis en scène cette pagaille ? Il est urgent de se poser la question et d'y répondre au risque de voir les Algériens renvoyés de nouveau dans le néant de la hachma internationale. Certains me disent que c'est déjà fait depuis longtemps par la grâce des chefs planqués à l'arrière du front, ceux d'ici ou ceux d'Alger et qui continuent de fertiliser l'incompétence, à coups de postes stratégiques offerts aux membres du clan, des postes juteux à l'étranger ou même sur le territoire national. C'est ce que j'ai entendu murmurer, chuchoter, ou insinuer à tous les étages de ce consulat pourtant tout neuf et bien disposé. Ces chefs n'ont aucun respect pour le peuple pour le rouler ainsi dans la farine sans souci pour les grands malades, les invalides, les enfants, les endeuillés. Le respect n'est pas dans l'excès de langage ni dans les formules ronflantes ou amphigouriques. Il réside dans cette sincérité de l'être dans cette courtoisie simple et franche qui caractérise des gens dont la valeur est proportionnelle à l'humilité. L'abnégation c'était dans un autre siècle.
QU'EST-CE QUE TU FOUS A NEUILLY ?
Sur le boulevard le soleil a percé l'humeur venteuse des nuages. Il est plus de midi trente. Je considère que j'ai bien mérité une récompense après six heures de tumultes. J'évite les kebabs occupés déjà par des foulards et des barbes présumées halal. Je découvre à l'angle Clemenceau-Sadi-Carnot la perle rare, un restau à la chaleur de gargote, tel que je les aime. Il n'y a que les compatriotes souvent kabyles, qui proposent encore le menu traditionnel, à la française, à l'ancienne, le menu ouvrier des années 60-70 avec ses cinq entrées au choix, son plat vraiment résistant et un dessert varié. Avec le petit quart de vin en prime. La nourriture n'est pas de première classe mais l'ambiance est conviviale dans ce lieu où tout le monde connaît le chef, pas le patron mais le cuisiner qui mitonne parfois des spécialités à la commande. J'ai retrouvé là l'atmosphère de ma jeunesse d'étudiant soit du coté des bistrots de la rue de Tanger à Alger, soit plus tard dans les troquets de Ménilmontant. Je rentre à Neuilly avec le sentiment de changer de planète. Comment fais-tu pour vivre là, m'a dit il y a peu l'actrice Ariane Ascaride. Je ne la connaissais que depuis une heure, le somptueux écrivain Mustapha K. Ammi me l'avait présentée et nous étions embarqués tous les trois dans la chaleur tourbillonnante du salon des livres de Casablanca. Qu'est-ce que tu fous là, a insisté la pétulante complice de Robert Guédiguian dont le cinéma chante l'accent marseillais comme El Anka chantait le chaabi, avec grâce et volupté. Ma réponse à Ariane : comme beaucoup de compatriotes, c'est le destin qui m'a jeté là. J'habite dans trente mètres carrés et je me considère comme privilégié. Alors j'en profite pour alphabétiser politiquement mes voisines, des dizaines de mamies intoxiquées par une formidable machine à formater les esprits, dans le droit fil de l'urne électorale…. Je me réinstalle dans mon quotidien ouest-parisien et finis par oublier le consulat. C'est encore Rachid, lors d'un dîner à Ménilmontant qui me ramène à la réalité algérienne. Il me montre, il exhibe plutôt son trophée. Depuis quelques mois le biométrique est devenu un sujet récurrent entre nous, comme avec d'autres compatriotes du quartier. Chacun étale son épopée et c'est à qui aura vécu la pire des épreuves, la plus cuisante des humiliations. Rachid me nargue en assurant qu'il lui a suffi d'une heure pour récupérer son butin. -J'y suis allé vers 9 h j'ai garé mon scooter rue d'Argentine et à dix je repartais… Moi je n'en suis pas là. Je n'en suis qu'à la première marche et il m'en reste trois. Par une belle journée de mai, je retourne au consulat en tremblant, allez savoir pourquoi. A quinze heures peu de monde mais toujours des détritus qui jonchent la salle du bas. Mon jeune bienfaiteur n'est pas là mais son remplaçant, un profil de vétéran administratif, me prend en main. Il me donne la bonne nouvelle, mon dossier est transféré, enfin. Pourquoi faut-il 35 jours pour convoyer quelques papiers de Vitry sur Seine 94 à Nanterre Hauts de seine 92 ? Un coursier mettrait cinquante minutes à opérer le transbordement. Je n'ose pas aborder ce sujet avec mon interlocuteur, subitement bien loquace. Comme il n'y a plus grand monde au guichet d'accueil, il occupe son ennui à me donner des conseils que je n'ai pas demandés. C'est une vertu de bureaucrate algérien de donner des renseignements que vous n'avez pas réclamés en vous privant des informations précises dont vous avez besoin. Ses avis se résument à la formule ne pas oublier. Ne pas oublier les 60 euros, ne pas oublier le fameux S12, ne pas oublier le formulaire convenablement rempli. Je le douche illico. – Ma carte consulaire est à l'ancienne adresse. Me faut-il la changer aussi ? Il me dévisage avec cet œil méprisant des marchands de légumes à qui vous demandez deux pommes de terre, une tomate, un oignon. Petit gagneur va. Il ne me le dit pas mais je lis son opprobre limpide et assassine : tu oses me déranger alors que tu n'as même pas le minimum vital ! Sans la carte consulaire mon frère, tu n'existes pas. Je le sais trop bien et tout ce qu'il peut me fournir comme ficelle c'est que cela se passe au deuxième étage. Une salle que je connais déjà pour avoir végété quatre heures pour le transfert du dossier. Il me faudra de nouveau fermer les yeux et foncer pour ne pas me décourager en chemin. Le franchissement de la première étape me donne des ailes.
LE JOUR LE PLUS LONG
Nuit sans sommeil, je me lève à quatre heures. C 'est tôt, je préfère l'action à l'insomnie. A cinq heures et demie je reprends le bus 157 du destin. Vint-cinq minutes plus tard je retrouve le décor d'il y a plus d'un mois. Début juin, le jour se lève plus tôt, et il me semble qu'il y a un peu moins de monde : environ 150 personnes me précèdent contre 250 la dernière fois. Je me prends à rêver : et si j'arrivais à obtenir un petit numéro peut-être que je pourrai enchaîner les deux étapes qui me restent sans avoir à revenir. Je pense à la Canadienne Fériel, qui avait réussi cet exploit. Mais je n'ai pas son culot ni son audace. Prévoyant cette fois, j'ai apporté une canne rustique, taillée dans du bois d'olivier, ainsi qu'un siège pliable en cuir amovible, prêté par une amie. Les deux objets m'encombrent mais ils me servent bien après une heure, quand je sens le souvenir de ma sciatique me remonter le long du dos. Les jeunes qui m'entourent me font de l'espace tout en jacassant leurs blagues, leurs insinuations sur les vices du régime. Ceux là parlent algérois avec ce que El Bahdja peut produire de préciosité, de superficialité et somme toute de fantaisie. L'un d'eux vibrionne autour de la file, s'en va, revient, insaisissable sans que que je perçoive la nature de son trafic. Il me donne le tournis, m'indispose et je le surnomme Bouzenzel…la guêpe. A notre groupe s'est joint un jeune homme au visage angélique, à la taille élancée, une sorte d'Anthony Perkins à l'algérienne. Le visage clair et la timidité paralysante il ne maîtrise pas les langues du pays, encore moins ses rites et procédures. Mourad est né en France il ya dix-neuf ans mais ne dispose pas de passeport français, il ne l'a pas demandé : sentiment de culpabilité oblige, cultivé par la famille. Mais sa carte de résidence est périmée, inattention de novice ; la préfecture lui exige des papiers algériens pour envisager le renouvellement de son titre de séjour. Il est des gens qui marchent sur la tête ! Grâce au soleil matinal, grâce à ce groupe truculent et attachant, le temps s'écoule plus vite. Les grilles s'ouvrent enfin, provoquant un frémissement animal, une ruée contenue de la foule. Je refais le même parcours en serrant mes coudes pour ne pas me faire déborder. Déception : au guichet j'hérite du numéro de passage 70, moi, qui espérais un 40 / 50. Je me suis donc mal battu ou alors -principe des vases communicants-, d'autres se sont mieux débrouillés que moi, par des procédés dilatoires. Notre groupe se reconstitue dans la salle bien connue du deuxième étage. Nous nous alignons tous sur la large banquette du fond, là ou on peut à l'aise allonger ses jambes. Le martèlement du tableau électronique égrène ses avis creux, puisque les guichets n'ouvrent que dans une heure. C 'est une très belle matinée, les fenêtres s'ouvrent, le soleil du dehors réchauffe les cœurs, l'attente peut commencer.
TRADITIONS CASTRATRICES
J'interroge le jeunot sur son circuit juridique : pourquoi ne pas demander une carte d'identité française pour dénouer l'imbroglio. Regard gêné de Mourad. Dans sa famille le rapport à la France n'est pas apaisé, même avec la quatrième génération. Stupide obstination du clan qui le met dans une impasse. Je suis consterné. En quoi sa fidélité à l'Algérie, ou une idée de l'Algérie, l'empêcherait de solliciter les documents d'identité de son propre pays natal, la France. On peut très bien rester attaché à la patrie algérienne tout en disposant de documents français, allemands, suisses, canadiens, australiens etazuniens. La tradition est une valeur quand elle assoit l'individu sur des fondements culturels qui lui permettent de voler de ses propres ailes. La tradition devient castratrice quand elle ligote l'individu dans des pseudo constantes patriotiques qui ferment son horizon humain. Beaucoup de dirigeants qui pérorent sur l'adhésion viscérale au pays ont dans leur tiroir un passeport de rechange estampillé Occident, voire Moyen-Orient. Je me souviens avoir rencontré en 1992 à Montreuil, un imprimeur algérien qui a vécu 25 ans en Irak. Même parlant français il en portait l'accent oriental. Lors d'une discussion sur les Beurs et la République il m'a confié ceci : si en 1962, les autorités algériennes avaient conseillé à leurs ressortissants en France de prendre tous la nationalité française, aujourd'hui le locataire de l'Elysée s'appellerait Mohamed ou Kaddour… C'est précisément me semble -t-il, ce dont ne voulait pas de Gaulle en lâchant l'Algérie. Les portes du guichet s'entrouvrent enfin et la cadence des numéros passe vite du 1 au 4. Que sont devenus les 2 et 3 ? Se sont-ils oubliés quelque part aux toilettes ou dans un autre guichet ? C'est alors que Bouzenzel se rassied à coté de moi. Je sens sa main me glisser un papier. Que veut-il me transmettre ? Je baisse les yeux sur un ticket de passage numéroté 26. Dans un murmure complice il m'explique : – J'ai réussi à avoir des numéros intéressants. Ne me demande pas comment. Je te donne celui-ci car tu m'as fait pitié, à ton âge, on te fait attendre comme ça, c'est vraiment la hogra, du tmerguid. J'aurais bien aimé aider le jeunot mais je n'en ai plus. Je vais voir si je peux lui débrouiller quelque chose mais je passe bientôt, j'ai le numéro quinze. Égoïstement, j'oublie tous mes principes vertueux sur le piston et savoure mon bonheur. Et quand mon numéro apparaît je fonce en oubliant le malheureux Mourad. Que puis-je faire pour Lui ? Bouzenzel est déjà reparti vers d'autres aventures.
LA FAUTE DU LOGICIEL
Je confie en tremblant-c'est une manie- mes papiers à une préposée plutôt jeune et rondouillarde. Elle paraît déluré. Bon signe. Ça va très vite : en cinq minutes à peine elle me sort ma carte blanche toute neuve, avec ma belle photo, pas numérique. J'oublie tourtes mes préventions contre l'administration . -Vérifiez me dit-elle, en se curant les ongles avec un stylo. Je parcours à peine le document. Mon identité est correcte et malgré mon détachement une faute me saute aux yeux. -Madame, Neuilly ça prend deux l. Sinon ça fait pas ye ça fait Neuly … J'adopte un ton des plus humbles pour ne pas l'indisposer. Elle me toise d'un air souverain presqu'indigné, en me montrant son ordi posé sur le comptoir. -Mais monsieur ce n'est pas moi, c'est le logiciel. J'y peux rien. Celle-là je ne l'attendais pas. Ça vient de sortir. J'observe son appareil en cherchant comment m'adresser à lui. Le logiciel ! Imparable. J'insiste un petit peu d'une voix toute douce – Mais vous savez bien Neuilly, Neuilly-sur-Seine, c'est connu, c'est juste en face ! – Je vous le dis, c'est le logiciel. Y a rien à dire. Dans la discussion je m'aperçois qu'une autre faute a contaminé mon adresse. Le 29 au lieu du 28. Je réfléchis rapidement. Cela vaut-il le coup de compromettre la suite de mon parcours par une protestation légitime mais chargée d'inconvénients ? Ce qui compte après tout, c'est le passeport, la carte consulaire n'est là que pour satisfaire l'orgueil de l'Administration. Je fais profil bas et rebrousse chemin, somme toute fier de ce premier trophée matinal. Je descends lentement l'escalier pour rentrer chez moi. Les marches descendantes m'inspirent subitement une idée. Il n'est que onze heures moins le quart, grâce à Bouzenzel. Je me dirige vers le guichet d'accueil et demande au préposé s'il délivre encore des tickets d'attente pour le passeport. Il est seul, il s'ennuie, il se montre avenant. -Écoute mon frère, dans la salle du passeport il doit y avoir 100 numéros en attente. T'en as pour la journée. Je te conseille de revenir demain matin. Mais si tu y tiens absolument je te donne un numéro et tu tentes ta chance. Moi ça ne me dérange pas. Mais ce sera long, je te préviens… Il me tend un biffeton qui affiche le numéro 183. C 'est abyssal mais la loi des grands nombres ne m'effraie plus. Je remercie et fonce dans l'escalier pour consulter l'écran qui égrène les numéros d'appel avec une lenteur désespérante. Il est figé sur le 50. Il y a donc 130 personnes avant moi. Il me faudra probablement patienter entre quatre et cinq heures. Tant pis, je suis d'humeur combative aujourd'hui, je n'abandonne pas : h'n'a imoute Kaci, comme disait l'adage algérois des années 60. La patience est la clé d'un tout, écrivait le poète Ahmed Azeggagh, un autre berbère irréductible, décédé en 2003. Il me reste assez de temps pour voir au moins deux longs métrages au cinéma. J'écarte cette idée saugrenue et entame une longue promenade à travers le quartier. Le secteur est bruyant la circulation automobile désagréable. J'achète des journaux, je me réfugie au fond d'un troquet et perd une heure avec les mots croisés et la lecture des nouvelles. Deux cent migrants viennent de trouver la mort en Méditerranée. Bientôt on nagera sur des cadavres, commente un observateur devant l'aggravation de la situation. Je compare ma situation à celle d'un Syrien ou d'un Érythréen traqué par son régime ou par des forces obscures. Et je trouve un peu mesquin mes inquiétudes paperassières même si les files d'attente à l'algérienne ont quelque chose d'obscène… A 13 heures mû par un instinct anxiogène, je retourne consulter le tableau électronique. Ils en sont autour de 90. J'ai donc tout mon temps pour arriver au numéro180.
MON NEVEU CONNAIT LE MAIRE
Je ressors sur le boulevard et finit par retrouver ma gargote des origines. Je déjeune amplement et le plus lentement possible pour aider l'horloge du temps algérien àse bouger les fesses. A chaque mastication je me sens pousser des mandibules pour déplacer le lourd cursus horaire dont le mécanisme semble enrayé. Après avoir savouré un deuxième café et pousse-café, je reprends mon chemin de croix paperassier. Je marche lentement, je grimpe les marches lentement, je respire lentement en supputant des hypothèses sur la marche indolente du tableau électronique A quel numéro sont-ils ? Ont-ils dépassé les cent