Mais derrière les confettis et les flonflons, apparaît un marché juteux qui n'est pas dépourvu de coups bas, de rivalités et de manipulations. Dans un secteur aussi désorganisé que l'industrie du disque, tous les coups semblent permis. Le fait est que les maisons d'édition de musique traversent une très mauvaise passe. L'informel et le piratage ayant gangrené le secteur, la majorité d'entre elles travaille à perte. « Aujourd'hui, les studios d'enregistrement pullulent et le travail est inexistant. Auparavant, le prix d'un enregistrement tournait autour des 200 000 DA et l'enregistrement s'étalait sur dix jours. Aujourd'hui, les chanteurs payent 30 000 DA et le travail est bâclé en deux jours », explique Lotfi, responsable des éditions Harmonie. Les prix de l'enregistrement varient selon les studios. « Il ne reste plus que trois ou quatre studios qui respectent les standards », nous dit le représentant des éditions Harmonie. Le studio Arabica facture l'enregistrement à 8000 DA la séance, sans le mixage ni l'orchestre. Les prix peuvent aller jusqu'à 20 millions de centimes pour sept jours d'enregistrement. « Les chanteurs d'aujourd'hui ont la chance d'avoir plus de facilités pour l'enregistrement de leurs albums. Ils peuvent enregistrer des chansons à l'aide de synthétiseurs. Auparavant, ça coûtait nettement plus cher », explique Sadek Djemaâoui, auteur du tube des années 1980 Djibouha ya l'ouled. La multiplication des chanteurs sportifs s'explique ainsi par le fait que le prix de l'enregistrement en studio ait sensiblement baissé. Certains chanteurs vont jusqu'à proposer leur musique gratuitement aux maisons d'édition pour espérer la voir mise en vente. C'est l'une des raisons qui expliquent, selon les connaisseurs du secteur, la détérioration du niveau de la chanson en Algérie. Les prouesses de l'équipe nationale ont été l'occasion inespérée pour renflouer les caisses et faire émerger des chanteurs. Dans le marché de la chanson sportive, il y a trois catégories de chanteurs : les groupes qui chantaient à la gloire des clubs sportifs bien avant les exploits de l'équipe nationale, les artistes déjà connus qui se sont engouffrés dans la brèche et les amateurs qui chantent pour le fun. « Maârifa et passe-droits » Dans la mesure où les ventes de disques ne rapportent pas grand-chose, les chanteurs comptent sur les galas et les festivités pour se faire de l'argent. Les artistes invités dans les événements officiels peuvent recevoir des cachets de 30 à 40 millions de centimes. Les calculs mercantiles donnent parfois lieu à de rudes empoignades entre chanteurs. Les festivités pour le 54e anniversaire de l'indépendance du Soudan, auxquelles ont participé les artistes algériens, ont attisé la tension entre les interprètes. Les chanteurs qui devaient participer à cet événement auraient été désignés selon des paramètres « flous » et « immoraux », selon les protestataires. « Il y a des artistes qui méritaient d'y participer et d'autres qui s'y sont glissés grâce au piston et à la maârifa. C'est comme ça qu'ils nous sabotent », se plaint Toufik du groupe Milano, auteur d'une pléiade de tubes dont Bladi sakna fi qalbi. « Ils ne nous invitent que lorsqu'il s'agit de galas gratuits. Lorsqu'il y a beaucoup d'argent, ils ne nous regardent même pas », renchérit Fawzi, du groupe Torino. Il ajoute, dépité : « Nous avons 23 ans, ils veulent nous donner le diabète. Nous avons les cachets les plus bas et nous savons qu'ils les gonflent sur le papier. » Cheb Toufik, dont on sait ses rivalités avec les groupes Torino et Milano, s'est également joint à la contestation. Les interprètes sportifs s'estiment plus légitimes que ce qu'ils appellent les chanteurs de la dernière heure. C'est qu'ils étaient présents lorsque le marché était vierge et que les éditeurs refusaient d'enregistrer les chansons sportives, n'y voyant pas un secteur prometteur. Ils disent avoir beaucoup souffert pour réaliser leurs premiers albums, avant que la fièvre de la chanson sportive ne monte ; leur succès ne serait qu'un juste retour des choses. « Les gens connaissent notre musique mais pas nos visages. Des personnes en ont profité pour monter sur scène en notre nom », révèlent les membres de Torino et Milano. Ils racontent qu'un artiste aurait appelé les organisateurs d'un concert à la salle Atlas, leur disant que si les groupes Torino et Milano étaient présents, il n'y serait pas. « Des chanteurs veulent nous détruire. Rares sont ceux qui se sont dit que les groupes Milano et Torino étaient jeunes et qu'il fallait les aider », se plaint Fawzi. A cela s'ajoutent les problèmes de plagiat. Le fait est que les chansons sportives ont – presque – toutes la même rengaine. Le clash entre Sid Ali Dziri et Amine Titi aurait eu pour origine une affaire de plagiat. « Il y a, par exemple, un très grand chanteur que nous respectons qui a repris la chanson l'Algérie Kthir el Chan en s'appropriant la musique et les paroles. Nous n'avons pas osé lui demander des comptes, ça ne se fait pas, d'autant que nous chantons tous pour l'Algérie », disent les membres de Torino et Milano. L'album dans lequel figure le titre l'Algérie Ya Kbir el Chân avait été édité quelques jours avant le match Algérie-Sénégal et avait coûté au groupe près de 10 millions de centimes. Plagiat et mauvaise foi Les responsables de l'Office national des droits d'auteur (ONDA) n'interviennent dans les cas de plagiat que lorsque les artistes déposent plainte auprès de la justice. « Dans ce cas, nous nous mettons automatiquement du côté du plaignant. Nous avons une direction du contentieux qui se met, par défaut, du côté de l'artiste en cas de problème », explique la responsable de communication à l'Onda. Ayant peu de moyens, l'ONDA n'est pas armé pour s'attaquer aux problèmes de l'industrie de la musique. « Aujourd'hui, pour mettre de la musique dans une voiture, il suffit d'un flash disc. Le téléchargement via internet nous fait beaucoup de tort et l'Onda ne fait absolument rien », regrettent les chanteurs de Torino et Milano. Ils soulignent : « Nous n'avons même pas de carte pour pouvoir bénéficier des droits d'auteur de la télévision et de la radio. Pour pouvoir profiter des droits d'auteur de l'ONDA, il faudrait d'abord avoir une carte d'artiste et pour cela, il faut beaucoup de paperasse... » L'Onda reste néanmoins le seul organisme qui fait le suivi de la diffusion à la télévision et à la radio. « Les artistes cèdent le suivi à l'Onda. Nous travaillons en partenariat avec la télévision et la radio. Nous avons également un logiciel. Nous calculons ainsi le montant des droits des artistes. Nous ne pouvons rien contre le plagiat », explique-t-on à l'Onda. Pour certains, la chanson sportive n'est qu'un phénomène passager. Lotfi des éditions Harmonie reconnaît que « 90% des titres enregistrés sont ce qu'on appelle des chansons sandwichs ». Mais pour beaucoup, ces tubes vont au-delà de la musique ; aux rythmes des tambours et des trompettes, ce sont les chants de la victoire.