Dans votre introduction, vous expliquez avoir voulu changer de regard sur cette période de l'histoire du pays. Pourquoi ? J'ai été témoin des émeutes et j'ai été très marquée par ce qui se passait. Nous vivions dans un pays socialiste à parti unique sans grand éclat politique et les bouleversements qui surviennent alors ont été très impressionnants. Autour de moi, ces événements suscitaient beaucoup d'enthousiasme mais aussi de l'inquiétude. C'est aussi une période centrale pour comprendre l'évolution ultérieure du pays. Les travaux sur cette période, Algériens comme étrangers sont très politiques et s'opposent soit aux militaires, soit au FIS. Aucune enquête empirique d'envergure n'avait été menée. J'ai suspendu mes propres opinions politiques et j'ai notamment conduit des entretiens avec tous les acteurs : les généraux, les responsables du FIS, du FLN, du RCD, du FFS… Cette nouvelle manière de travailler a-t-elle changé votre regard sur le déroulement des événements ? Oui. Je peux donner un exemple. Toutes les analyses faites jusqu'ici expliquent que la Constitution du 23 février 1989 est novatrice et reconnaît la démocratie. Or, lors de la campagne de 1989, le FLN tient un discours qui dit le contraire et parle de «continuité», il ne présente pas le texte comme novateur. Pour moi, c'est la création de deux partis, le FIS et le RDC, qui se fondent sur l'article 40 de cette Constitution qui reconnaît les Associations à caractère politique et l'annonce de l'armée trois semaines plus tard de se retirer du FLN qui ont permis l'instauration du pluralisme. Car ce n'est qu'en juin que le FLN transforme la portée de la Constitution en reconnaissant officiellement le pluralisme partisan. Je pense que l'instauration du pluralisme partisan n'était pas un objectif à court terme pour les rédacteurs de la constitution. Ce changement n'était ni évident, ni planifié, ni prévu pour être instauré si rapidement. Les responsables du FLN étaient contre. Mouloud Hamrouche a conçu les associations à caractère politique (ACP) comme une étape intermédiaire. Lors de la création du FIS et du RCD, les militants de l'époque craignaient la réaction des autorités. Certains militants berbéristes que j'ai rencontré expliquent qu'ils avaient pris des pulls avec eux parce qu'ils craignaient d'être arrêtés. L'absence de répression après la création de ces partis a ouvert un espace des possibles extraordinaire. Vous expliquez dans votre thèse que les émeutes d'octobre 88 ont été politisées. Elles n'étaient donc pas politiques au départ ? Les violences de 1988 étaient inorganisées, il n'y avait pas de banderoles, pas de mot d'ordre. Elles étaient le fait de jeunes hommes dépolitisés, issus de quartiers populaires. Ces jeunes-là n'ont pas pris la parole. En revanche, d'autres ont pris la parole pour eux. Le FLN et les organisations de masse d'abord pour criminaliser les émeutiers, ce qui est un processus politique très classique pour décrédibiliser des émeutes. Mais des imams, des médecins, des journalistes, des étudiants, des avocats ou encore des militants berbéristes eux aussi ont pris la parole en affirmant que ces jeunes contestaient le pouvoir du FLN et demandaient la liberté politique. Comme ces « porte-parole » étaient nombreux, issus de différentes sphères de la société, qu'ils se sont mobilisés en même temps et qu'ils avaient le même message, la politisation a fonctionné et a trouvé un large écho dans la presse nationale et étrangère. Ils ont imposé un sens politique et contestataire à l'émeute. Selon moi, ce qui a poussé tous ces acteurs à politiser ces émeutes, c'est le fait qu'ils étaient tous engagés dans des contestations lors de la décennie précédente. Ils avaient une expérience de la mobilisation et des compétences militantes. Des journalistes qui ont pris position pour les émeutiers avaient par exemple milité pour la création d'un syndicat indépendant quelques années auparavant. Ces personnes se sont senties moins vulnérables que les émeutiers, elles avaient des situations sociales plus élevées. Finalement, quelques semaines plus tard, l'état a donné une réponse politique aux violences. Le gouvernement a finalement libéraliser le parti unique en partie grâce à cette politisation. Vous dites dans votre conclusion que depuis 88, plus aucune émeute n'a pu être politisée ? Il y a beaucoup d'émeutes en Algérie. Cependant, c'est la mobilisation multisectorielle qui conduit à une crise politique et qui pousse le pouvoir a réagir politiquement. En 2011 et 2012, les violences se sont limitées à un problème sectoriel. Les rares tentatives de politisation ont échoué notamment parce qu'elles n'ont pas été appropriées par d'autres secteurs sociaux. Pourquoi, selon vous, le FIS a-t-il eu un tel succès ? Jusqu'à présent, le discours des analystes est que le FIS comble un vide laissé par l'Etat. Mais un électorat n'est jamais homogène, il ne peut pas y avoir une seule raison à ce succès. En l'absence d'enquête électorale, je ne peux émettre que des hypothèses. D'abord, le FIS a su mobiliser des réseaux interpersonnels via son action caritative, avec une dimension de clientélisme politique. Ensuite, leur slogan, pour «la solution islamique» («El hal houwa el islam»), a probablement eu une résonance chez certains. Cette thèse du vide laissé par l'Etat est fragile puisque nous étions dans un Etat socialiste, il n'y avait pas de chômage, il y avait beaucoup d'organisations de masse, des syndicats… On peut également expliquer le succès du FIS par la faiblesse de l'implantation des réseaux des autres partis politiques, comme le RCD qui n'est pas parvenu à présenter des candidats dans tout le pays. Vous évoquez le concept de «démocratie militante» et estimez qu'il peut être utilisé dans la situation algérienne. Pourquoi ? Ce concept de « fighting democracy» ou « militant democracy » a été inventé pas un juriste Allemand réfugié aux Etats-Unis après la montée du nazisme. Selon lui, une démocratie doit pouvoir se protéger des mouvements anti-démocratiques. La démocratie a une substance et ne se réduit pas à des élections libres. Le parallèle peut être fait avec l'Algérie car ceux qui ont soutenu l'arrêt du processus électoral ont une conception similaire de la démocratie. Les restrictions introduites dans les lois sur les partis de 1997 et 2012 confirment cette conception d'une démocratie qui doit se protéger de ses « ennemis intérieurs ». Le régime algérien a mis en place des mécanismes de régulation de la démocratie. Chaque parti doit désormais notamment donner des gages de son acceptation du pluralisme politique. Pourquoi estimez-vous que la période 1988-91 a été une période d'apprentissage de la démocratie ? Tous les travaux présentent de façon évidente le fait que des partis aient été créés, des élections menées, des campagnes organisées. Or, aucun des acteurs de l'époque n'a d'expérience du pluralisme politique. En 1990, les partis ont eu cinq semaines pour déposer des listes de plusieurs dizaines de milliers de candidats et rédiger des programmes. L'Administration qui organisaient des élections à un ou deux choix depuis 1962, a dut organiser une élection à 11 candidats. Il a fallu apprendre aux citoyens à voter, car cette fois, plus question de barrer le nom du candidat FLN non-désiré sur le bulletin, mais il fallait choisir un bulletin et le déposer dans l'urne. Le FLN a aussi du apprendre à se positionner par rapport à d'autres partis. Personne n'avait l'expérience du débat contradictoire. Lorsque j'ai rencontré des responsables du FFS, ils m'ont raconté que le boycott des élections de 1990 s'expliquait aussi par le fait qu'ils n'étaient pas prêts pour ce scrutin d'un point de vue organisationnelle. Il n'avait pas de structuration, pas de programme politique, ni de textes récents. Toute cette période a été un apprentissage gigantesque. Il y a eu des difficultés, des hésitations et des erreurs.