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Passeurs de lettres
Publié dans El Watan le 09 - 01 - 2016

Cette mission vitale l'est d'autant plus dans un pays comme l'Algérie, où le plurilinguisme est de rigueur dans le paysage littéraire. Entre la production en arabe, en français et en tamazight, la traduction est nécessaire afin d'avoir une juste connaissance de la littérature algérienne. Cet objectif est pourtant loin d'être atteint.
Une prise de conscience de l'enjeu de la traduction se fait sentir avec acuité. Si les barrières entre les différentes langues pratiquées ne sont plus de l'ordre de l'animosité idéologique, une certaine ignorance mutuelle reste à dépasser. En effet, la traduction sert non seulement à s'ouvrir sur les autres cultures, mais aussi à nous connaître nous-mêmes Algériens dans notre diversité linguistique.
C'est en ce sens que des écrivains tels que Waciny Laredj, Merzac Bagtache, Mohamed Sari ou encore Amin Zaoui se sont consacrés peu ou prou, durant la dernière décennie, à traduire la littérature algérienne du français vers l'arabe. Auparavant, la littérature algérienne était traduite au Moyen-Orient. Il existait même, durant les années 60', une collection exclusivement consacrée aux romans algériens (Mohammed Dib, Kateb Yacine, Malek Haddad…) en Syrie, nous apprend l'écrivain Waciny Laredj.
Si la première génération d'auteurs était plutôt monolingue, du fait de la situation coloniale qui avait imposé le français, les écrivains des générations suivantes sont souvent bilingues. Ayant fait l'école algérienne, la plupart ont désormais accès, même imparfaitement et même si chacun à sa langue de prédilection, à l'arabe comme au français.
Parfait exemple de ce type de parcours, Mohamed Sari se souvient : «Scolarisé juste après l'indépendance, j'ai été formé en langue française. J'avais commencé à écrire de la poésie en français au lycée. Nous étions dans les années 1975 et on parlait beaucoup d'arabisation. J'ai donc décidé de m'arabiser en m'inscrivant au Département de langue arabe à l'université d'Alger. J'ai ensuite écrit dans la presse et publié un premier roman en arabe qui a eu un prix en 1982 à Alger. La première partie de ce roman (Ala djibal al Dhahra) avait été écrite en français durant mes années de lycée. Je l'ai réécrite en arabe et complétée.»

Après des études à la Sorbonne, Sari revient en Algérie pour enseigner à l'université et la nécessité de la traduction se fait déjà sentir. Il est amené à traduire vers l'arabe les textes théoriques sur la nouvelle critique littéraire afin de préparer ses cours au département d'arabe.
Sari traduira par la suite un grand nombre de romans en commençant, à l'image d'un Rachid Boudjedra, par ses propres œuvres. Il faut signaler ici que l'auto-traduction s'apparente plutôt à de la réécriture. La remarque pourrait même s'étendre à toute la traduction. Interrogés sur la question, les traducteurs affirment que la traduction part d'une passion, ou du moins d'un vif intérêt pour un livre. Au-delà de la fidélité au texte, c'est surtout ce plaisir du texte qu'il s'agit de traduire.
«Traduire, ce n'est pas trahir comme on le dit souvent. Traduire c'est aimer», résume Waciny Laredj. Il ajoute qu'il est important que les œuvres algériennes soient traduites par des Algériens ou, du moins, par des traducteurs familiers de la culture algérienne afin de saisir les multiples références et influences.
Cet amour du texte qui conduirait les auteurs arabophones à traduire leurs collègues francophones ne semble pas réciproque. En effet, peu d'écrivains francophones algériens (aucun à notre connaissance) se sont occupés de traduire de l'arabe vers le français, probablement parce que beaucoup d'entre eux sont monolingues. Pourquoi n'y a-t-il pas de nouveaux Marcel Bois ? se demandait Laredj lors d'une conférence du «Forum international du roman Algérie» organisé le mois dernier par le magazine Livresq à la Bibliothèque nationale d'El Hamma. En effet, le cas de ce traducteur qui s'est consacré, depuis les années 70', à traduire des romans algériens de l'arabe vers le français reste assez rare (voir encadré).
«Je ne juge pas mes amis francophones, mais je m'interroge sur cette absence de réciprocité, nous expliquera Waciny Laredj. Est-ce un problème de langue ? C'est probable. Est-ce aussi de l'autosuffisance ? Quoi qu'il en soit, le défi est de faire face à l'ignorance. Quand vous connaissez ce qui se fait en langue arabe et en langue française, vous aurez moins de jugements a priori… Dire par exemple que la langue arabe n'a pas les moyens d'accéder à la modernité ou que la langue française reste attachée à la France… Les textes démentent ces clichés.»
Un des éléments de réponse réside probablement dans la politique culturelle qui vise d'abord à enrichir la bibliothèque arabophone et amazighophone. D'ailleurs, l'avant-projet de révision de la Constitution dévoilé durant la semaine passée aborde clairement la question de la traduction avec un Haut conseil de la langue arabe «chargé notamment d'œuvrer à l'épanouissement de la langue arabe et à la généralisation de son utilisation dans les domaines scientifiques et technologiques, ainsi qu'à l'encouragement de la traduction vers l'arabe à cette fin».
Cet avant-projet apporte également une nouvelle donne dans la politique linguistique avec la consécration de tamazight langue officielle et nationale. Une académie nationale de la langue amazighe est créée à cet effet. Ce qui augure d'une démarche plus volontaire dans la promotion de cette langue à travers l'enseignement, l'édition et, en conséquence, la traduction. Ce nouveau statut de la langue amazighe, s'il est suivi d'effets, ne manquera sûrement pas d'avoir un impact sur la littérature écrite dans cette langue. C'est l'avis de l'éditeur et écrivain Brahim Tazaghart .
Ce dernier estime que la littérature algérienne d'expression amazighe a été minorée non seulement par la classe politique, mais aussi par une certaine intelligentsia qui cantonne cette langue au folklore. C'est précisément par la production contemporaine et la traduction qu'il travaille à casser ces a priori réducteurs. Il a ainsi traduit, vers tamazight, de la poésie arabe moderne ou encore un roman du prix Nobel de littérature, Ernest Hemingway. Histoire de montrer que tout peut s'écrire en tamazight.
La traduction commence certes par une histoire de passion, mais sa concrétisation dépend de la rencontre avec une commande de la part d'un éditeur, elle-même souvent conditionnée par des aides de l'Etat. Des événements tels que «2003 Année de l'Algérie en France», «Alger 2007, capitale de la culture arabe» ou «Tlemcen 2011, capitale de la culture islamique» ont apporté leur lot d'aides à la traduction. Une incitation non négligeable pour les éditeurs.
La traduction coûte du temps et de l'argent (1000 à 1500 DA par page). Un investissement que les éditeurs ne sont pas toujours près à risquer. Nous avons néanmoins quelques exemples de collections dédiées à la traduction, à l'image de la collection Mosaïque chez Sédia, qui avait également tenté des co-éditions avec les Libanais de Dar El Farabi, mais aussi chez Marsa Editions auparavant. L'expérience, initiée par les éditions Marsa au début des années 2000, a eu un impact à long terme : «On avait fait appel à des enseignants universitaires. C'était une première pour la plupart. Mais l'expérience a créé des vocations comme Mohamed Yahiaten, devenu grand traducteur, ou Abderrazak Abid qui s'est spécialisé dans la traduction de Mouloud Feraoun», se souvient
Mohamed Sari qui a chapeauté cette initiative.
Ce dernier regrette par ailleurs que les éditeurs ne prennent pas plus de risques en s'engageant par eux-mêmes dans la traduction et la coédition afin de viser des marchés plus larges tels que le monde arabe ou les pays francophones. Restant liée à des aides étatiques exceptionnelles, la dynamique de traduction n'a pas encore généré une production régulière et de qualité. En effet, la culture de la «manne événementielle» n'a pas manqué d'avoir des répercussions sur le sérieux de certaines traductions.
La subvention reste toutefois nécessaire pour amortir les coûts supplémentaires et proposer le livre à un prix raisonnable, donc à un public large. «La traduction de mon livre sur l'Emir Abdelkader a été réalisée grâce à une subvention à hauteur de 30% de la part du Centre national du livre (français)», citait Laredj à titre d'exemple lors d'une conférence au dernier Salon du livre d'Alger.
Des organismes tels que l'Institut supérieur arabe de traduction, le Conseil supérieur de la langue arabe, le Centre national du livre ou le Haut commissariat à l'amazighité, en plus, bien entendu, du ministère de la Culture, sont donc appelés à jouer un rôle décisif pour un accompagnement dans la durée.
Au chapitre des subventions, on annonce d'ailleurs un projet d'aide à la traduction dans le programme 2016 de l'Agence algérienne pour le rayonnement culturel… Au-delà du tête-à-tête francophone-arabophone, cet accompagnement doit aussi et surtout aider à l'émergence du champ éditorial et littéraire amazighophone qui promet des expériences littéraires inédites. Si la traduction coûte cher, elle peut aussi rapporter, pour peu que nos ouvrages s'exportent et qu'ils soient, déjà, disponibles dans toutes les régions du pays.
Il faut souligner enfin que l'Algérie, faisant partie de ce monde mondialisé par le marché, est également traversée par d'autres langues qui gagnent du terrain dans le paysage linguistique. De nos jours, l'anglais est certainement plus largement pratiqué qu'auparavant et le marché de l'apprentissage des langues étrangères est florissant.
A titre d'exemple, l'institut Cervantès d'Alger, parmi les plus fréquentés au monde, affiche le nombre record de 3000 inscrits en cours de langue espagnole pour l'année en cours, annonce son directeur des études Juan Vicente Piqueras Salinas. Ce dernier ajoute que le principal besoin des élèves est «d'apprendre à lire un contrat de vente et un acte de propriété immobilière !». En effet, en attendant de lire les merveilles de Cervantès et de Garcia Lorca dans la langue originelle, plusieurs de nos compatriotes projettent d'acquérir des maisons en Espagne.
Il en va de même pour le turc ou le chinois qui sont désormais enseignés pour les besoins concrets du monde des affaires et du commerce. Pour prosaïques qu'ils paraissent, ces échanges commerciaux ne devraient pas être ignorés car, de transactions en voyages d'affaires, de la culture passe aussi inévitablement, tel un passager clandestin.
A l'heure où le ministère de l'Education pose la question de l'absence criante d'auteurs algériens dans nos manuels scolaires, il est nécessaire d'encourager la traduction afin que notre littérature soit accessible au plus grand nombre. La rengaine qu'on entend souvent dans les médias de l'écrivain algérien traduit dans le monde et méconnu dans son pays ne devrait plus aller de soi. «Avant de penser à l'espagnol ou à l'anglais, j'aurais beaucoup aimé être traduit en tamazight, nous confie Waciny Laredj. La traduction des œuvres algériennes n'est pas un luxe, c'est une priorité. Pour se dire algérien, il est nécessaire de connaître, un minimum, la littérature algérienne dans toutes ses langues».


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