La nécessaire solidarité avec les victimes et leurs proches, le Pacte de sécurité ne doivent pas être le prétexte à des actes racistes et xénophobes ciblant une composante de notre pays, aujourd'hui inquiète de la mise en branle d'une nouvelle chasse aux sorcières. L'islamoparanoïa est en train de gangrener tous les secteurs de la société et met en péril notre cohésion nationale : depuis la tragédie du 13 novembre des personnels de santé dans les hôpitaux, des élèves et professeurs dans l'éducation nationale, des cadres dans la Fonction publique territoriale, des bagagistes dans les aéroports, des ouvriers, des fidèles barbus pratiquants, des femmes voilées… au patronyme à consonance arabe ou d'obédience musulmane ou supposée, ont été inquiétés professionnellement ou dans le cadre de visites musclées de la police, parfois en présence de leurs enfants, choqués par ce qu'ils avaient coutume de voir sur les tubes cathodiques. Ce contexte anxiogène a même généré des mécanismes pavloviens de délation de «voisins» parlant arabe et devenus soudain «bizarres» dans leurs tenues vestimentaires, leurs allées et venues à la mosquée, leurs «regroupements suspects» le week-end en famille… Ce phénomène qu'on croyait révolu depuis Vichy est aujourd'hui attesté par de nombreux témoignages et communiqués d'organisations des droits de l'homme, lesquels tirent tous la sonnette d'alarme et interpellent les pouvoirs publics de ces dérives en région parisienne, (à Ermont, Pithiviers, Créteil…), mais aussi à Pontarlier, Cambrai, Pontivy, Lyon, Blaye, Barantin, Lille, Metz, Evreux, Reims… En cette période de campagne électorale, le Pacte de sécurité a encore délié les langues un peu plus et cautionné bien des dérives : perquisitions avec saccages inutiles par les forces de l'ordre, fermeture de mosquées (sanctionnant ainsi des centaines de fidèles), fouilles au faciès appuyées, projet de déchéance de la nationalité des personnes considérées «radicales»… L'état d'urgence autorise tout, n'importe comment, sans les élémentaires règles de l'art et sans questionnement sur le respect des droits fondamentaux. On est en droit de s'interroger sur le dernier projet évoqué et concocté par un gouvernement socialiste. Un Mohamed, un Kamel ou une Khadija auraient assurément plus de «chance» de se voir déchoir de leur nationalité française et donc de leur citoyenneté, qu'un François, Manuel ou Stéphane ? Seraient-ils, le cas échéant, frapper de la double peine (dans le cas des binationaux) et renvoyés dans un «pays d'origine» qu'ils n'ont peut-être jamais connu ? Faudrait-il aussi envisager dans le cas d'une seule nationalité leur renvoi en «musulmanie», pays mythique bien connu des promoteurs de haine et autre islamophobes ? La stigmatisation de la composante musulmane de notre pays s'est accélérée partout en France, dans les quartiers populaires où les Français sont invités à «choisir leur banlieue», au travail, dans les salles de cinéma, les magasins, les parcs d'attraction… dans la vie réelle. Certains chantres d'un nationalisme mortifère ont trouvé la solution : les musulmans de France doivent montrer patte blanche et prouver leur attachement aux valeurs républicaines. On a connu dans un autre registre pour la promotion d'un certaine marque de lessive qui «lave plus blanc que blanc», les musulmans, quant à eux, doivent être «plus républicain que républicain». Selon les thuriféraires de la haine, lorsque les musulmans auront prouvé leur attachement indéfectible aux valeurs de la France, alors seulement ils pourront épouser Marianne et prétendre à la «vraie» citoyenneté, «pas celle des papiers» ! C'est ainsi seulement que notre pays pourra régler tous ses problèmes, du terrorisme, du chômage, de l'insécurité et tous les autres maux qui le rongent. Selon les promoteurs d'une certaine haine au service d'un électoralisme glauque, empreint d'un racisme primaire ciblé et décomplexé, «les Français musulmans doivent vibrer au sacre de Reims. (…) Si des Français peuvent être de confession musulmane, c'est à la condition seulement de se plier aux mœurs et au mode de vie que l'influence grecque, romaine et 16 siècles de chrétienté ont façonnés.» Quelle délicatesse que de conditionner la citoyenneté de plusieurs millions de nos concitoyens en mettant en doute leur appartenance à une communauté de destin, leur adhésion profonde aux valeurs de «liberté, égalité, fraternité» ! Mais depuis Clausewitz, la guerre serait la continuation de la politique par d'autres moyens, la formule pouvant d'ailleurs être lue dans l'autre sens, notamment en période électorale. A quand l'octroi de certificats de «bonne conduite citoyenne» avec, pourquoi pas, dans le cas des musulmans un système de points (à l'instar du permis de conduire) ? Dans un scénario futuriste «à la Goebbels» on pourrait peut-être aussi imaginer, après l'étoile jaune du juif, le croissant vert porté par le musulman… sous la VIe République. Face à ce qui apparaît comme une lecture à géométrie variable d'un concept précieux pour notre démocratie, gageons que les musulmans de France auront tout loisir d'exprimer, dans le cadre de la loi, leur indignation et leur refus d'être salis dans leur dignité et d'être relégués au rang de citoyens de seconde zone. Gageons aussi que les quelques millions de concitoyens de référence musulmane se sentant «attaqués et offensés» ne seront pas classés dans la rubrique «obscurantistes, fanatiques, extrémistes et autres périls pour la République» ! L'identité, la guerre des religions, la confrontation des civilisations… autant de «sujets» prompts à sonner le glas de la démocratie et des valeurs humanistes. Mais ce type de discours est avant tout symptomatique d'une République aux abois, qui ne tolère plus seulement mais cautionne les déclarations stigmatisantes d'une certaine classe politique qui transcende le seul Front national et qui a la prétention de représenter le peuple français, de l'unir dans l'adversité, de répondre à ses inquiétudes, de proposer des alternatives à la crise sécuritaire, économique, à la précarité, au chômage… Les événements tragiques vécus par la nation depuis une année (attentats de janvier et novembre 2015) n'ont pas généré la fusion attendue mais accéléré la scission de la société française grâce aux assassins et aux souffleurs de braise dans une alliance objective funeste. Aujourd'hui, on peut affirmer, sans grand risque de se tromper, que les clivages politiques s'effacent devant l'ennemi commun : cet islam bouc-émissaire coupable de tous les maux ! On l'aura compris, la mode politico-médiatique n'est pas à la conjuration des démons de la haine avec la banalisation d'une islamophobie décomplexée et publiquement assumée. Incontestablement, les musulmans de France ne sauraient être pris en otage par une poignée d'obscurantistes emmurés dans «leurs» lectures ultrarigoristes qui interrogent notre vivre-ensemble ou quelques assassins, adeptes d'un islam bricolé et souillé par leurs crimes. Pour autant, nos responsables politiques comme nos médias ne peuvent plus se complaire dans une stratégie globale du tout-sécuritaire qui jette l'anathème sur l'ensemble de la communauté musulmane et la deuxième religion de l'Hexagone. Et c'est exactement ce qui est se passe sous nos yeux. La «bête humaine» a ceci de commun qu'indépendamment du temps et du lieu, qu'elle s'approprie la haine de l'autre, sous des registres divers et variés : xénophobie, racisme, antisémitisme, islamophobie… Les attentas du 13 novembre reposent avec acuité notre capacité de résilience, le problème de l'intolérance ambiante, latente, voire banalisée à laquelle nous assistons depuis plusieurs années. La lutte légitime contre le terrorisme ne doit pas céder le pas à une nouvelle chasse aux sorcières dont la composante musulmane de notre pays ferait les frais. Les musulmans de France et d'Europe, au même titre que tous leurs concitoyens, sont meurtris lorsque leur pays est touché par un drame national ; ils portent le deuil lorsque des centaines de leurs concitoyens sont touchés dans leur chair ; ils sont solidaires de la nation dans l'adversité ; ils ont conscience de cette appartenance à une grande communauté de destin. En même temps, ils sont heurtés lorsque médias et politiques nourrissent les amalgames et les préjugés. Ils sont «gavés» de répéter à qui veut l'entendre qu'ils ne sont pas comptables des crimes commis par de vulgaires terroristes. Ils ont beau crier : «Pas en mon nom !», la présomption de culpabilité a la dent dure. Ce contexte est exploité par un populisme hideux en quête de nouveaux boucs émissaires. Pegida en Allemagne, Aube dorée en Grèce, PVV aux Pays-Bas, Bloc identitaire, Front national en France… soufflent sur les braises du ressentiment, de la division et instrumentalisent la crise sociale, économique et identitaire d'une Europe pourtant berceau des Lumières et de la Déclaration universelle des droits de l'homme. L'intolérance et la peur de «l'autre», en l'occurrence l'homo-islamicus, constituent un cocktail Molotov pour notre vivre-ensemble. Manipulés, parfois alimentés par certains discours politiciens peu scrupuleux, dans un contexte électoraliste où la fin justifie souvent les moyens, ils minent notre cohésion nationale. Mais il est notoire qu'en période d'incertitude, la quête du bouc émissaire revient toujours à la charge, portée par des cycles de régression de l'histoire. Le Rubicon peut vite être franchi par n'importe quel quidam prêt à accomplir l'irréparable. Les balles meurtrières qui ont fauché indistinctement des innocents de toute couleur, religion et origine, et endeuillé des centaines de familles ont aussi ébranlé sous l'émotion notre sérénité ; elles nous ont tiré de notre profonde «léthargie républicaine» nous acculant à revoir nos certitudes : la République serait-elle devenue ce géant aux pieds d'argile ? Le racisme, la xénophobie, l'antisémitisme, l'islamophobie… Autant de fléaux qui minent notre vivre-ensemble et mettent en péril le pacte républicain, la fraternité entre les hommes. Force et persévérance s'imposent face à l'affaissement de notre pacte social et de la cohésion nationale. Il ne suffit pas de casser le thermomètre pour soigner la maladie. On peut l'ignorer, certes. Mais gare à la prochaine secousse ! Ce drame nous interpelle tous : citoyens attachés au vivre-ensemble, dirigeants soucieux de cohésion nationale, médias qui se doivent d'être vigilants sur le plan déontologique pour éviter une certaine «normalisation» d'options fascisantes. Nos responsables politiques sont aussi comptables devant l'histoire à l'aune de leur action ou inaction dans ce registre. Certains d'entre eux ont fait le choix du pyromane en attisant les flammes de la haine. Tels le Sisyphe de la mythologie grecque, nous sommes tous acculés à pousser perpétuellement le rocher du vivre-ensemble et de la fraternité alliés à la justice. A défaut, notre bateau «France» risque d'entamer un long voyage au bout de la nuit.