Une femme qui passe, dans la rue, la tête couverte d'un foulard, un mendiant, à la sortie d'une station de métro, qui psalmodie des versets du Coran : «On n'est plus chez nous», entend-on immédiatement. A l'opposition d'autrefois – les riches, les pauvres/les exploiteurs, les exploités – a succédé, dans l'opinion commune, l'opposition du couple «nous/les autres». Nous, c'est-à-dire les Français, ou les Européens. Eux, c'est-à-dire, de façon polie ou hypocrite, les étrangers et, de façon plus crue, les musulmans. En Europe aujourd'hui et peut-être plus particulièrement en France, les critères de classes ne fonctionnent plus, ou beaucoup moins. On entend rarement les riches, les pauvres, encore plus rarement les exploiteurs, les exploités, mais le plus souvent, nous, les autres. La majorité raisonne en termes d'appartenance ou d'identité : il y a nous et les autres. «L'identité a supplanté l'égalité dans l'imaginaire collectif», écrit un historien, Roger Martelli, dans L'identité, c'est la guerre, un livre remarquable que chacun devrait lire et méditer. Ce qui paraît clair, à première vue, devient très confus, ou perd toute signification, explique-t-il, si l'on tente d'analyser ce qui distingue apparemment les uns des autres, autrement dit leur identité. L'identité nationale est un concept souvent utilisé – «Nous, les Français… Nous, les Algériens», mais hormis les généralités que comportent ces expressions, leur sens précis échappe à qui tente de le définir. Il en est ainsi chaque fois qu'on évoque une identité dite nationale. L'identité nationale est un concept vide, un pseudo-concept. Cherche-t-on à expliciter son contenu, on ne trouve rien, sinon un amas de clichés, sans aucun fondement objectif. Seuls des idéologues, aussi creux que bavards, ou de prétendus philosophes, tels que Alain Finkielkraut, qui se lamente sur «l'identité malheureuse» de son pays, parlent encore d'«identité nationale», croyant dire quelque chose quand en fait ils ne disent que leur ignorance ou leur parti pris idéologique. Car quel que soit le pays, «l'identité nationale» ne dit rien d'autre que ce qu'on lui fait dire. C'est un être imaginaire, qui n'est l'objet d'aucune science et ne peut l'être : toute «identité nationale» n'est qu'un mythe. «Aucun de ceux qui se sont penchés sur l'identité française, écrit R. Martelli, n'est parvenu à la cerner de façon claire. Pour l'historien qui l'étudie, l'''identité française'' ne se livre pas comme un objet en tant que tel. On trouve à la rigueur un récit, un mythe ou une mémoire.» L'invocation d'une identité nationale n'a en réalité qu'une fonction, et c'est une fonction polémique : elle ne sert qu'à se distinguer des autres. A s'en démarquer le plus possible. A les tenir à distance. A signifier, de façon apparemment objective, qu'il n'y a rien de commun entre ces autres et nous. Et à faire croire au peuple qu'il est «unique» ou singulier. Bourrage de crâne, mystification et, à la limite, culture de la haine. «L'identité nationale» est une prison, elle enferme ceux qui la proclament dans une «nature», une essence ou un ghetto, qui à leurs yeux les protège, et elle confère d'emblée aux autres, aux «étrangers», une valeur négative. C'est pourquoi les idéologues de service, dans tous les pays, insistent tant sur la «singularité» du peuple ou sa «spécificité». C'est-à-dire, par là même, sur l'infériorité, ou la moindre valeur, des autres peuples. Eux/nous, nous autres (Algériens, Français, Allemands, Russes…) : autant d'expressions qu'on devrait s'interdire d'utiliser, car elles ne signifient rien d'autre que la haute idée qu'on a de soi et le peu d'estime qu'on porte aux autres.