Depuis le 27 janvier 2016, on peut voir en France le dernier film de Malek Bensmaïl, Contre-pouvoirs, dont la diffusion reste modeste mais l'impact important, d'autant que le réalisateur s'efforce de présenter son film lui-même autant qu'il le peut : à chaque nouveau film, on a l'impression qu'on comprend mieux le sens de son entreprise et en quoi c'est une pierre de plus dans la construction de son Algérie. Dans le cas de Contre-pouvoirs, consacré aux journalistes d'El Watan, c'est de la presse qu'il s'agit. Mais même si l'on doit dire d'emblée qu'on le reçoit comme un magnifique hommage, ce n'est pas ainsi que le film se présente et cela vaut la peine d'essayer de comprendre comment le réalisateur (invisible) se situe dans son projet. Il s'agit d'un documentaire, en ce sens qu'il n'y a aucune trace de fiction. Tout est filmé sur le vif, les images sont celles qu'on aurait vues si on avait été présents aux côtés du réalisateur. Il faut donc préciser le sens du mot documentaire, qui peut correspondre à des pratiques assez différentes. On associe ce mot à l'idée d'une certaine mise à distance d'un savoir plus ou moins commenté, sur un ton plus ou moins didactique, la voix du commentaire devenant parfois le personnage le plus important du film. Rien de tel dans Contre-pouvoirs, où le réalisateur travaille en immersion concrète avec le groupe de journalistes qui nous est montré et se garde bien de faire entendre autre chose que leur voix. On a l'impression que son but principal a été de se faire oublier et qu'il y est très bien parvenu. Mais encore fallait-il pour arriver à cela installer une totale confiance entre les journalistes et le témoin de leurs débats. On ne peut pas dire que la position du réalisateur soit plus ou moins extérieure à celle des gens qu'il montre, parce que, dans ce genre de cinéma indépendant, tout le monde est à la fois extérieur à tout le monde et extrêmement proche. C'est tout l'art du directeur Omar Belhouchet que d'arriver chaque jour à faire une synthèse avec tout cela. Documentaire ou pas, le film est donc la représentation de ce qui a été une présence quotidienne pendant quarante-cinq jours au moins, c'est-à-dire la durée de la campagne pour l'élection présidentielle, du 3 mars au 17 avril 2014. L'histoire commence à peu près au moment où le président Bouteflika, âgé de 77 ans, a déposé lui-même au Conseil constitutionnel sa candidature pour un quatrième mandat. Il est au pouvoir depuis 1999 et on le sait gravement malade, ce qui est d'ailleurs clair au vu des quelques photos qu'on a de lui à ce moment-là. Sans aucun doute et sans aucune réserve, les journalistes d'El Watan déplorent cette candidature et considèrent que leur rôle est de la combattre. L'un des membres de la rédaction fait d'ailleurs partie du mouvement baptisé Barakat (ça suffit) qui s'est créé spécialement pour manifester contre cette candidature. Cependant, il ne serait pas exact de voir dans Contre-pouvoirs un film engagé dans un combat politique contre le président Bouteflika. Malek Bensmaïl ne confond certainement pas son rôle de cinéaste avec celui des journalistes qu'il a voulu montrer. Donc par rapport à ce que serait un film destiné à dénoncer la fameuse «candidature pour un quatrième mandat», on pourrait dire que le réalisateur agit indirectement et opère une sorte de décentrement. Il nous montre des hommes et des femmes, les journalistes, qui doivent faire face à cet événeÒment, alors qu'ils le trouvent inacceptable et en sont gravement choqués. Mais eux non plus, pas plus que le réalisateur, n'ont pas pour métier d'exprimer leurs états d'âme (ce qu'ils ne se privent pas de faire entre eux, évidemment, et avec l'ironie ou l'amertume qui convient). Il leur faut commenter les faits et commenter le rejet qu'ils ne peuvent manquer d'inspirer aux citoyens d'Algérie, d'une façon qui soit à la fois immédiatement claire et pourtant solidement argumentée. C'est donc finalement à la recherche des mots pour le dire et des mots les plus appropriés, que le réalisateur nous fait assister. En sorte que si l'on ne craignait d'être un peu ridicule, on pourrait dire que ce film est notamment une remarquable leçon de langue française, inspirant la plus grande admiration pour des gens qui l'utilisent avec tant d'acuité, dans un pays où on ne cesse de nous dire qu'elle se perd de plus en plus ce qui est tout à fait plausible et facilement observable. Même sur le plan linguistique, ce sont donc des hommes qui se battent et qui le font avec autant de modestie que de persévérance, voire d'acharnement. La sympathie qu'on éprouve pour les personnages du film est indéniable et on peut supposer qu'aucun spectateur du film n'y échappe. Chacun de nous est sans doute sensible plus particulièrement à telle ou telle de leur qualité. Pour revenir sur deux de celles qui viennent d'être citées, modestie et persévérance, il est utile d'avoir à la mémoire quelques images des débats, parfois des dialogues, toujours vivaces mais sans violence ou agressivité. Le sentiment de modestie vient du fait qu'on a l'impression d'assister non pas à des prestations journalistiques mais à du bricolage intelligent. Si par exemple on a à l'esprit l'un des nombreux films que le cinéma américain consacre à la presse en tant que pilier de la démocratie, on en garde le sentiment d'être un peu sonné par le cliquetis, le brio, l'agitation, la corruption rampante, l'importance des dessous non-dits et des petits ou grands calculs d'avancement, etc. Or, le film de Malek Bensmaïl nous montre qu'on peut parfaitement faire un journal et pas des moindres sans tout ce fatras spectaculaire et certes impressionnant mais qui peut parfois donner l'impression que la montagne accouche d'une souris. Autres lieux, autres mœurs, autre cinéma, le film de Malek Bensmaïl est émouvant parce qu'il est juste à hauteur d'hommes, des hommes qui font ce qu'ils croient devoir faire et qui ne se plaignent pas. La persévérance et l'obstination donnent l'impression de venir d'une longue habitude, celle de se battre sans résultat immédiat comme le prouve encore cette affaire d'élection. Bouteflika réélu avec 81,53% des voix, soit 8 millions et demi de personnes qui auraient voté pour lui, ce n'est pas facile à entendre, même si plus ou moins on s'en doutait. On souffre pour ces journalistes parce qu'il est évident qu'eux-mêmes souffrent et qu'ils le font sous nos yeux, sans faux-semblant. Et en même temps on sait très bien qu'ils vont continuer à se battre. Comme pour la construction de leurs nouveaux locaux, les choses iront sans doute lentement (!) mais ce n'est pas pour autant que des gens de cette trempe vont baisser les bras. Finalement, on n'a qu'une envie, c'est de les remercier d'être comme ils sont. Par : Denise Brahimi Essayiste et critique