L'Algérie était l'invitée d'honneur de cette manifestation qui connaît une affluence record et la rançon du succès. Paris De notre correspondante La 16e édition du Maghreb des livres - organisée par l'association Coup de Soleil et son infatigable président, George Morin - tenue, pour la première fois, à la cité de l'Immigration, a fait beaucoup de frustrés. Frustrés parce que le programme des deux journées qui lui ont été consacrées (les 6 et 7 février) était trop riche et dense et qu'il n'était pas aisé de le suivre dans son intégralité. Rançon du succès ? Le Salon du livre maghrébin est devenu, au fil des ans, un rendez-vous très connu. D'année en année, il s'enrichit de nouveaux apports. C'est le Tout-Maghreb de Paris, mais aussi des invités de la rive sud, qui s'y retrouvent et se côtoient pendant 48 heures, au gré de leurs intérêts et de leurs affinités : auteurs, dessinateurs et caricaturistes, hommes et femmes de théâtre, journalistes, éditeurs, juristes, sociologues, historiens… Les plus jeunes ne sont pas en reste. Il y a ceux qui viennent en visiteurs, qui participent à des ateliers de création artistique, des lycéens qui ont travaillé sur des textes de Boualem Sansal et Maïssa Bey (une soixantaine de collégiens et lycéens d'Ile-de-France). Trois générations se côtoient, dans un métissage que personne ne relève, parce que naturel. C'est aussi l'occasion de revoir ceux et celles qu'on a perdus de vue, de se retrouver dans un échange d'idées parfois vif et passionné, mais souvent complice. Les points de vue ne sont pas toujours partagés, ils s'opposent aussi vivement, mais cela relève du débat. On parle de littérature, de cinéma, de théâtre, de bande dessinée, d'histoire, d'éducation, de droit, et de sujets d'actualité comme « les sans-papiers », les Français d'origine maghrébine dans la fonction publique, d'Islam, autour d'une tasse à la cafétéria, mais aussi à la faveur d'une table ronde, d'un café théâtre thématique ou autour d'un auteur qui signe son ouvrage. Des dizaines de mini-forums spontanés, transversaux, entre les gens d'ici et de là-bas, entre membres d'une même discipline, mais aussi avec le tout-venant. Une véritable ruche en somme, encore assoupie le matin, mais qui s'éveille et s'anime au fur et à mesure que la journée avance. Plus d'une centaine d'auteurs, des plus connus aux nouveaux arrivés. Du fait de leur nombre et de la liste imposante de leurs ouvrages, on ne peut les citer. Une table ronde a été consacrée à la nouvelle génération d'auteurs algériens dont la plupart, vivant en Algérie, ne sont pas connus en France parce que leurs livres ne sont pas vendus dans les librairies de l'Hexagone. « Les années noires en Algérie ont-elles suscité une nouvelle génération d'écrivains ? » Cette table ronde a suscité des échanges très vifs entre les auditeurs et les deux animatrices, Lynda-Nawel Tebbani, doctorante en littérature, et Wahiba Khiari, jeune auteure d'un premier roman Nos Silences, édité par Elyzad. Wahiba Khiari qui vit à Tunis depuis les années 1990 est annoncée comme un nouvel auteur prometteur. Son livre porte sur l'Algérie des années 1990. Une note de l'éditeur nous indique que le roman traite d'un sujet très sensible, voire encore tabou, celui des jeunes filles enlevées, violées par les islamistes. Celles qui ne meurent pas subissent un « mariage de jouissance » avec leur geôlier. Ces nombreuses filles, le gouvernement algérien leur demande, dans sa politique de « réconciliation nationale » de pardonner l'insupportable. Sans pathos ni sentimentalisme. « Ce livre, je le partage avec les Algériens », dit Wahiba Khiari. Les échanges ont porté sur « une littérature nouvelle, vivante ». Une cinquantaine de romans sont édités chaque année, témoignera un auditeur, connaisseur de la chose éditoriale, indiquant que les 2/3 le sont à compte d'auteur. Des idées, des passions A l'occasion de la parution de Mélanges, ouvrage collectif (sur lequel nous reviendrons dans une prochaine édition) et auquel ont contribué 25 juristes chercheurs maghrébins et français en l'honneur du professeur Ahmed Mahiou, ancien doyen de la faculté de droit d'Alger, spécialiste du droit international et ancien juge ad hoc à la Cour internationale de justice, ses collègues, Ramdane Babadji, Madjid Benchikh, Jean-Robert Henry, Ali Mezghani et Nourredine Saâdi ont débattu des enjeux actuels du droit au Maghreb. Pour reprendre Madjid Benchikh, de façon extrêmement lapidaire, les principaux Etats du Maghreb, et plus l'Algérie et le Maroc que la Tunisie, se caractérisent par des démocraties de façade, non pas au sens de l'entendement commun d'une couverture. Selon l'ancien doyen de la faculté d'Alger, la démocratie de façade est conçue pour empêcher une transformation radicale du pouvoir. « Pour qu'une démocratie de façade réussisse et soit crédible, il faut un minimum d'application démocratique », explique Madjid Benchikh. « La démocratie de façade exprime l'incapacité du pouvoir politique à régler les crises qui lui sont posées. » « C'est une expérience d'ouverture qui reste contrôlée par ceux qui l'ont initiée, le Palais royal et le Makhzen au Maroc et la présidence de la République et le commandant militaire avec son bras le plus important, le DRS, en Algérie. » « L'Etat de droit n'existe pas en soi, il n'est pas parfait », précise Nourredine Saâdi qui explique que dans sa contribution à l'ouvrage collectif portant sur le débat juridique au Maghreb, il a fait le choix de traiter d'un débat qui concerne le Maghreb, mais aussi la France, relatif au droit et mémoire en faisant une analyse comparative entre la loi du 21 mai 2001 sur la criminalisation de l'esclavage et la loi du 25 février 2005 sur le passé colonial de la France. « L'Etat de droit français instrumentalise aussi le droit quand cela lui semble nécessaire », indique le juriste. « Pourquoi du point de vue du droit le traitement entre l'esclavage et le colonialisme est-il différent ? ». C'est la question qu'a abordée Nourredine Saâdi. Sur le thème « Destins de femmes », une table ronde fort intéressante a réuni Nassira Belloula, auteure de De la pensée vers le papier, 60 ans de littérature féminine en Algérie (ENAG), Diane Sambron, auteure de Les Femmes algériennes pendant la colonisation (Ed. Riveneuve) et Wassyla Tamzali, auteure de Une Femme en colère : lettre d'Alger aux Européens désabusés (Gallimard). Wassyla Tamzali estime qu' « il faut dévoiler l'histoire d'abord pour essayer de comprendre où sont les mécanismes de blocage de l'évolution du statut des femmes ». Et pour construire l'histoire du féminisme algérien, il ne faut pas oublier « le couple Simone de Beauvoir-Djamila Boupacha ». « On ignore cette alliance entre les forces progressistes et la révolution algérienne. C'est une histoire qu'on efface pour un retour à un pays imaginaire. On a reconstruit des féodalités. Il faut qu'on s'interroge. » Et de plaider pour une repolitisation de la question des femmes. Le système universitaire maghrébin répond-il aux besoins de la société ? Le constat fait par les universitaires Aïssa Kadri (Algérie) et Mahmoud Ben Romdhane (Tunisie) présente de nombreuses similitudes entre les deux pays. Les classes politiques au Maghreb font l'impasse sur un système universitaire plus ou moins adapté au marché mondial du travail. Ce n'est pas leur priorité d'avoir un système universitaire performant, souligne Aïssa Kadra, professeur à Paris VIII. Et « on dégrossit la main-d'œuvre pour les pays capitalistes du Nord ». « C'est la société qui doit résoudre le problème de formation de ses élites par des questionnements et par un débat public », ajoute-t-il. « C'est à la société de dire quelle université elle veut. » Mahmoud Benromdhane relève que l'université doit reprendre sa place de rayonnement intellectuel, de formation à la citoyenneté. « Cela veut dire que l'université doit être contrôlée par la société. » « Le système actuel en Tunisie arrange tout le monde. » Le documentaire hommage à Kateb Yacine de Kamel Dehane, réalisé quelques mois avant la mort de l'écrivain, suscite encore autant d'émotion. Citons un autre film, La Tragédie du bonheur, réalisé par Jean Daniel et Joel Calmettes en hommage à Albert Camus. Un hommage a également été rendu à Henri Curiel et Francis Jeanson, une table ronde aux libéraux, partisans de l'indépendance de l'Algérie par des voies pacifiques, un sujet peu connu et qui mérite d'être étudié, a-t-il été relevé. Le prix littéraire Beur FM attribué à chaque édition du Maghreb des Livres a été décerné cette année à Ahmed Kelouaz pour son ouvrage Avec tes mains (Ed. La Brune au Rouergues), un récit consacré au destin du père de l'auteur, émigré dans les années cinquante.