J'ai eu cette chance d'être recruté à la Foire internationale de 1975 pour une vacation de peintre en lettres. L'écriture à main levée sur banderoles ou affiches publicitaires exigeait une dextérité plutôt familière aux étudiants de Beaux-Arts et mon incompétence fut vite constatée. On me confia alors un travail plus conforme à ma spécialité d'étudiant en architecture : un projet d'extension du siège de l'administration existante. Bien que je ne sois pas encore confirmé par un diplôme académique, une esquisse très ordinaire de bureau me propulsa dans le monde professionnel. Pour finaliser ce projet, je fus donc engagé par un contrat à mi-temps avec un emploi du temps aménagé en fonction de mes études à l'EPAU d'Alger. Mon vis-à-vis habituel était le directeur technique de l'Onafex jusqu'au jour où j'ai décidé de décapiter un arbre centenaire qui gênait l'implantation de mon projet. L'arbre, en se couchant sur le sol, a fait un tel bruit que le directeur général, lui-même, fut surpris par cette mise à mort. Nous fûmes immédiatement conduits, mon chef hiérarchique et moi-même, chez Mohamed Ferrah, pour recevoir un mémorable savon dont j'ai encore l'écho de son implacable jugement : «Deux criminels qui ont détruit en quelques minutes ce que la nature a mis plus d'un siècle à réaliser…» A l'époque, je fus plus préoccupé d'avoir raté mon image au premier contact avec le premier responsable que par la perte d'un arbre isolé fut-il centenaire. Il est vrai que les préoccupations d'environnement, d'écologie, de développement durable n'étaient pas encore en vogue en 1970, ces concepts, cultes aujourd'hui, domineront un peu plus tard le milieu universitaire et associatif et s'imposeront mêmes aux arènes politiques. Mais il vrai aussi que je n'avais pas retenu la leçon d'architecture d'un Wright précurseur qui intégra un arbre existant dans sa composition de la «maison sur la cascade» au lieu de le couper ! La leçon du respect de l'arbre, de tous les arbres, a commencé ce jour-là. Plus un seul ne fut sacrifié pour le béton et ce fut le dernier arbre décapité de toute une carrière professionnelle ! Cette douche froide n'a pas définitivement anéanti la confiance placée en cette jeune recrue qui faisait ses premiers pas. L'extension de l'administration générale, financée sur fonds propres de l'Office et réalisé en régie, fut l'occasion de montrer mon savoir-faire malgré ma jeune expérience. Du gros œuvre aux finitions de l'ouvrage, je me suis débrouillé pour conduire la réalisation sans «béquille» ni assistance spécialisée dans la maîtrise technique des différentes phases. Je fus à la fois l'architecte, l'ingénieur, le conducteur des travaux, le dessinateur et quelquefois le mâcon; le projet réalisé n'a pas de grandes prétentions architecturales, mais il a rapidement pris corps en ne déformant pas l'allure de l'administration existante. «L'assassin de l'arbre» fut oublié et progressivement réhabilité par de nouveaux projets qui me furent confiés : le réaménagement de l'hôtel Ziri, les terrasses de Dar El Djazair, l'aménagement de la place de l'Unité africaine, etc. La 2e Foire panafricaine qui s'est déroulée à Alger en 1976 a servi d'événement pour mobiliser d'éminents hommes de culture et professionnels ; cette manifestation se devait d'être le reflet du développement économique de l'Afrique toute entière. Intégré dans l'équipe de préparation, j'ai eu la chance, en tant que jeune architecte, de rencontrer des artistes aux noms prestigieux : Ahmed Malek (musicien), Youcef Bouchouchi (cinéaste), Mustapha Adane (plasticien céramiste) et tant d'autres. Ce monde d'artistes mobilisés autour de M. Ferrah aurait dû attirer mon attention sur la face cachée de cet homme de culture accompli dont je n'ai pas su reconnaître les traits si évidents. Directeur général de la Foire internationale d'Alger de 1965 à 1977, je fus plutôt impressionné par son management, son savoir-faire et surtout par sa gestion pédagogique des hommes que j'exhibe aujourd'hui comme un précieux diplôme ou trophée de formation complémentaire. Les cadres et directeurs ayant exercé à l'Onafex durant cette période se souviendront sans doute de quelques empreintes individualisées de sa part. Je ne peux oublier le côté sensible de cet homme au sens raffiné des relations humaines et je ne peux taire ce si geste généreux à mon égard lors de mon départ de l'Onafex pour le service militaire. Etant appelé à rejoindre la caserne, à deux jours de la date de l'inauguration officielle de la foire internationale de 1977, je suis allé le saluer avant l'incorporation. Habituellement l'agenda de rendez-vous M. Ferrah, très chargé à l'approche de l'inauguration de la foire internationale, ne lui permettait pas de voir le personnel. Il me réserva une entrevue et quelle fut sa courtoise décision de m'accompagner le lendemain à la caserne pour me recommander à une de ses connaissances ! Quel est ce directeur général qui daignerait vous accompagner jusqu'à la porte de votre caserne alors que dans de son agenda immédiat, il devrait se préparer à la réception imminente de la plus haute autorité de l'Etat ? Je crois que je fus le seul à jouir de ce luxe ! J'ai encore le souvenir de ce geste de grandeur et de paternité. Je ne pouvais que chercher à revoir mon ancien patron, une fois libéré de mes obligations du service national. Après son éviction de l'Onafex, je le retrouve «placardé» au poste de conseiller au ministère du Commerce. Je fus reçu cette fois dans un bureau plus spartiate où mon ancien directeur général a préféré s'asseoir sur une modeste chaise destinée aux visiteurs au lieu de trôner sur un siège/fauteuil plus commode qu'il avait largué dans un coin du bureau. Intrigué, je pose donc la fatidique question : «Pourquoi, Si Ferrah, préférez-vous l'inconfort d'une chaise de visiteur ?» Sur un ton confidentiel, il m'expliqua : «Mon fils, on considère que ma carrière professionnelle est finie et au lieu de me confier une mission à la hauteur de mes compétences, on m'a donc offert ce grand fauteuil trop confortable, incitant la somnolence. J'ai choisi l'inconfort de la chaise en bois pour me prémunir de l'assoupissement que le poids de l'âge peut provoquer.» Ce paradoxe — être assis sur une chaise inconfortable pour mieux se maintenir debout — transpire toute l'amertume de cette ubuesque situation. Et ces douloureuses confidences de mon premier mentor dans le monde professionnel résonnent encore dans mon esprit. Mais la camisole de force infligée à cet insoumis n'a pas eu de prise sur lui ; les pays du Golfe ont su profiter de son savoir et de son expertise durant quelques années, avant son retour définitif en Algérie. C'est à la lecture d'articles parus sur le quotidien El Watan que se révéla mon ignorance de l'autre vie de Mohamed Ferrah, celle de l'artiste, de l'auteur dramatique et du scénariste. J'ai pu alors comprendre la profondeur de son parcours en découvrant une liste interminable d'œuvres théâtrales adaptées, du Journal d'un fou de Gogol aux Fourberies de Scapin de Molière. C'est pour estomper un peu mon ignorance de cette deuxième vie que je tiens à rafraîchir un pan de mur, un peu flétri, de ce bâtisseur infatigable de Dar El Djazaïr, du Pavillon Central, du luxueux restaurant Rose des sables, de la Kheïma et autres structures. Il réalisa un véritable palais des expositions, avec son théâtre, sa salle de cinéma, ses restaurants, son hôtel, son parc d'attraction et de loisirs et ses innombrables structures de proximité : banque, galeries commerciales, services de soutien, sécurité, etc. Il voulait une foire pour les enfants, pour les jeunes et les moins jeunes, pour les familles et les pères de famille. Il voulait une foire culturelle où les artistes de renommée nationale et internationale se relaieraient sur les planches et les places publics. Il voulait un carrefour d'échanges pour les spécialistes et les professionnels, mais aussi des espaces récréatifs et de divertissement pour les curieux et les passants. Il voulait une foire de tous les jours, sécurisée, où il ferait bon y venir 365 fois sur 365 jours. Il voulait du standing de rang international pour les échanges commerciaux à la hauteur de l'Algérie. Il projetait de construire un théâtre en plein air de 10 000 places, de multiplier les hôtels haut de gamme dans l'environnement immédiat de la foire, d'étendre l'enceinte d'exposition de la zone internationale. M. Ferrah voulait un accès à la foire par la mer, un port de plaisance et autres idées qui ont foisonné à son époque. Il voulait en fait «une véritable ville dans la ville». Certes, si ses idées n'ont pu être totalement réalisées, certaines ont pu fleurir pour suivre aujourd'hui le chemin de la réalisation, à l'image des hôtels de luxe. D'autres par contre, n'ont pu se frayer qu'une trace éphémère, à l'exemple l'aéroglisseur des années 1970 qui a assuré, durant quelques saisons, l'accès par voie maritime. Mais on revient aujourd'hui à l'idée de l'organisation d'un transport collectif par voie maritime comme moyen de desserte des entités urbaines du littoral à partir du port d'Alger, voire même l'extension du cabotage vers d'autres villes littorales. Chaque période de foire internationale était vécue comme un défi à relever, un moment de rencontres et d'efforts soutenus pour le rendez-vous public de l'ouverture où tout devait être prêt. «La foire, c'est une fête pour tous les Algériens !» disait-il, Il aimait répéter l'importance nationale de cette manifestation en insistant sur son ancrage dans la mémoire collective. Il aimait intégrer l'événement aux fêtes religieuses, rythmant l'année en citant la succession de l'Aïd El Seghir, de l'Aïd El Adha, de Mouharram, de Achoura, du Mawlid Ennabaoui, en finissant la boucle par la foire internationale d'Alger. Il plaçait l'importance de l'événement à un rang quasi religieux pour cadrer son importance et être compris par son entourage de la hauteur à donner à l'événement et à son projet. Ce bâtisseur passionné a su créer un espace de centralité spécialisé, un forum d'échanges international digne du dessein d'Alger : une grande métropole, mais aussi un espace ordinaire ouvert à tout le monde. Il a su fabriquer une urbanité, une convivialité destinée aux usagers de tout ordre, imposer une mixité et une diversification des fonctions, il a su y intégrer des services variés mais aussi penser au paysage et à l'environnement naturel du site. Tout un ensemble d'attributs ont trouvé une patiente traduction, sans trop de théorie si ce n'est celle du bon sens et de l'effort investi. Concepts simples sur lesquels devraient plancher les maîtres d'ouvrage pour que les «projets urbains», tant revendiqués, retrouvent du sens. Comparable à l'œuvre de Niemeyer — l'université de Constantine —, la Foire d'Alger reste une œuvre majeure parmi les grandes réalisations des années 1970. Où se situerait le curseur de mérite entre les deux hommes ? L'un a fait, l'autre a fait faire, mais l'un et l'autre ont réalisé de grands projets urbains pour l'Algérie. Evidemment, l'importance des deux œuvres ne peut que s'égaler, de mon point de vue. Ce n'est là qu'une reconnaissance à cet honneur que je dois à Mohamed Ferrah, ex-directeur général de l'Onafex qui a su faire confiance à «l'assassin de l'arbre» dans ses premiers pas dans le difficile exercice de la profession d'architecte. Juste pour Ali Ferrah, son fils : «Tu as eu un sacré papa !»
Par : Hammache Seddik Docteur d'Etat en architecture et urbanisme, architecte à mi-temps à l'ex-Onafex, retraité de la fonction supérieure de l'Etat