On vient d'apprendre que les groupes pétroliers Total et Repsol ont intenté une action en justice contre l'Algérie. Ils exigent d'être dédommagés pour les préjudices qu'ils disent avoir subis en raison de l'application avec effet rétroactif de la taxe sur les profits exceptionnels (TPE). Comme on le sait, Anadarko et Maersk ont engagé le même type d'action et obtenu gain de cause déjà en mars 2012. On sait également que la mise en application, en 2006, de manière irréfléchie de cette taxe a provoqué des différends avec nombre de compagnies pétrolières, qu'elle a causé d'énormes dommages au secteur pétrolier algérien et qu'elle a contribué à transformer le pays en repoussoir pour tout investisseur étranger dans ce secteur. Dix ans après, l'Algérie en subit les retombées négatives. Chakib Khelil et la TPE Qu'est-ce que cette taxe sur les profits exceptionnels? Elle résulte d'un ajout, signé Chakib Khelil, au texte de loi de 2005 instaurant «une taxe non déductible sur les profits exceptionnels réalisés par les associés étrangers, applicable à la part de la production leur revenant lorsque la moyenne arithmétique mensuelle des prix du pétrole brent est supérieure à 30 dollars le baril. Le taux de cette taxe est de 5% au minimum et de 50% au maximum». Cette taxe dénommée «Windfall profit tax» en anglais (taxe sur un profit ramené par le souffle du vent, dirait-on en français) a été mise en place dans de nombreux pays producteurs à compter du moment où le prix du baril de brut dépassait un certain niveau jugé excessif, qui ne résulte d'aucun effort d'investissement particulier, d'où la référence au vent dans le nom. Comme à l'habitude, les Etats-Unis ont été pionniers en la matière et l'ont mise en application déjà en 1983. Nombre de pays africains l'ont adoptée dans le milieu des années 1990, avant que la Russie n'en fasse de même en 1994. Il est certain que sa mise en œuvre n'a pas été pour plaire aux compagnies exploitantes, qui ont néanmoins fini par en admettre le principe. Cependant nulle part au monde, si ce n'est en Algérie, elles n'ont exigé d'être dédommagées pour préjudices subis. Pourquoi une telle exception ? Dans le cas particulier de l'Algérie, cette taxe a été créée quand le prix du baril de brut se mit à flamber et à atteindre, voire dépasser les 100 dollars. Ce que les compagnies pétrolières n'ont pas admis, c'est son application rétroactive par l'Etat algérien. Tout Etat est souverain dans le choix de son système fiscal; l'Algérie était donc en droit de créer une telle taxe, d'autant plus qu'il existait des précédents à travers le monde. Cependant, Chakib Khelil, ministre de l'Energie, ayant passé une grande partie de sa carrière professionnelle aux Etats-Unis, dans des compagnies pétrolières et au sein de la Banque mondiale, ne pouvait pas ne pas savoir que toute modification des termes d'un contrat, dans le domaine fiscal tout particulièrement, ne peut s'appliquer avec effet rétroactif. De ce fait, les sociétés Anadarko Algeria Company — deuxième producteur derrière Sonatrach et présente dans le pays depuis 1989 — et Maersk Olie Algérie ont considéré qu'il y avait eu rupture des termes du contrat qui les liait à l'Etat algérien et exigé un dédommagement pour le préjudice subi. Les procédures d'arbitrage qu'elles ont engagées se sont conclus par des arrangements aux termes desquels Sonatrach a dû rembourser 4,4 milliards de dollars à Anadarko et 920 millions à Maersk, indépendamment du fait qu'Anadarko a obtenu un avantage supplémentaire, celui de voir la durée de son contrat sur les gisements prolifiques qu'elle exploite prolongée de 5 ans. D'après les déclarations en off des dirigeants d'Anadarko parues dans la presse, leur firme se serait accommodée d'une compensation nettement inférieure, si Sonatrach avait accepté d'emblée de conclure un accord à l'amiable. C'est donc l'entêtement calculé de Chakib Khelil qui a poussé la compagnie américaine à recourir à l'arbitrage international. Encore que ce n'était là que les deux premiers arrangements sur la trentaine de contrats concernés par la TPE. Si l'on en croit les chiffres qui ont circulé dans les milieux financiers algériens, la mise en application de cette taxe aurait ramené une dizaine de milliards de dollars au Trésor public, alors qu'au final c'est une somme nettement supérieure qui serait déboursée. Pourquoi un tel zèle de la part de Chakib Khelil à vouloir «punir» les compagnies pétrolières, lui qui avait jusque-là répondu à tous leurs desiderata et à ceux de l'Administration américaine ? De l'incompétence ? Certainement pas, comme nous l'avons déjà souligné. Notre drabki national vient d'ailleurs de nous dire que c'est le meilleur ministre de l'Energie que l'Algérie ait jamais eu. Même si l'on suppose un instant qu'il n'avait pas prévu les suites qu'engendrerait sa démarche, qu'en est-il des points de vue qu'il a collectés ici et là ? Il est de notoriété publique que Khelil était hautain vis-à-vis de ses collaborateurs, qu'il ne les tenait pas en estime et ne sollicitait donc pas leurs avis. Il n'en reste pas moins que l'on a de la peine à croire — vu les contacts qu'il entretenait (et continue d'entretenir) avec les dirigeants des entreprises pétrolières américaines et avec de très hautes personnalités politiques US — que son attention n'ait pas été attirée, à un moment ou à un autre, sur les conséquences prévisibles de son initiative par ses correspondants de Houston ou de Washington (les télégrammes de WikiLeaks nous révèlent d'ailleurs qu'il a évoqué la question lors d'un entretien avec l'ambassadeur des Etats-Unis à Alger). Est-ce alors par amour du pays qu'il serait brusquement devenu «plus royaliste que le roi» ? Oh, que non ! Les intérêts de l'Algérie, il n'en avait et n'en a toujours pas cure ! Comme on le sait, il n'a pas hésité à les brader à maintes reprises pour répondre à la demande de ses mentors ou pour s'enrichir et enrichir les membres de sa famille et de son clan. Le tribunal de Milan et les Panama Papers nous ont dressé un parfait tableau de cet ami de Abdelaziz Bouteflika, cet individu entre les mains duquel ce dernier a placé «ce don de Dieu» (sic), qui fait vivre 40 millions d'Algériens. L'entêtement de Chakib Khelil faisait partie en réalité du schéma programmé auquel on a assisté par la suite. Il résultait, d'une part, du dépit qu'il a personnellement éprouvé après avoir échoué dans sa tentative de mettre en application la loi sur les hydrocarbures qu'il voulait imposer dès 2001, une loi qui, rappelons-le, mettait les richesses du sous-sol du pays entre des mains américaines. Par ailleurs, cette manigance entrait dans le cadre de la stratégie qu'ont adoptée ses patrons de Washington au lendemain de cet échec. Par cette disposition et le rajout de certaines autres, on a fait de la nouvelle loi sur les hydrocarbures, instaurée en 2006, un véritable capharnaüm. Il fallait faire en sorte que plus aucun investisseur ne s'intéresse au pétrole algérien et démontrer ainsi par l'absurde que l'option qu'ils avaient choisie en 2001 était la meilleure. On en eut la preuve dans les années qui ont suivies, quand pas moins de 3 appels à la concurrence pour l'attribution de permis de recherche, lancés dans le cadre de cette loi, s'avérèrent négatifs. Pourquoi Total et Repsol et pourquoi maintenant ? Une fois la boîte de Pandore ouverte par Anadarko et Maersk, on voit aujourd'hui, quatre ans après, Total et Repsol s'y engouffrer et engager de concert une procédure d'arbitrage contre l'Etat algérien pour récupérer une partie des taxes payées depuis 2006. Plusieurs questions viennent à l'esprit à cette occasion. Est-ce des raisons purement matérielles qui animent les deux entreprises ? Total affirme qu'elles récupéreraient à elles deux environ 200 millions d'euros, voire 500 millions selon certains organes de presse. Il n'est pas dit qu'elles auront gain de cause, certainement pas pour la totalité de la somme, pour peu que Sonatrach sache bien défendre son dossier. Cependant, quelle que soit la somme que récupéreront éventuellement les deux entreprises, elle reste certes non négligeable et n'améliorera certainement pas outre mesure le bilan financier de chacune d'entre elles. Débourser une telle somme en cette période de vaches maigres constitue par contre un coup dur pour l'Algérie, tout en restant quand même supportable. Autant dire que quelle que soit l'issue du contentieux, elle n'enrichira pas les uns et n'appauvrira pas les autres. Il ne s'agit donc pas d'une affaire de gros sous. De quoi s'agit-il alors ? A Alger, on semble s'étonner que l'affaire ait pris une tournure judiciaire. Or tout le monde sait que dans tout contrat, il existe des clauses qui régissent les litiges, lesquels en cas d'échec d'une tentative de règlement à l'amiable aboutissent devant une instance arbitrale (Chambre de commerce internationale ou autre) qui tranche. Il semblerait, selon les informations parues dans la presse, que tel a été le cas dans cette affaire : ce serait au mois de mai dernier que Repsol et Total auraient entamé leur action devant le tribunal arbitral. Jusque-là donc rien d'anormal, sauf que «l'outrage» — si l'on peut appeler cela ainsi — commis par ces deux groupes a eu lieu en mai 2016, et que la tentative de règlement à l'amiable aurait été engagée avant. Avant mai 2016, mais bien après qu'Anadarko et Maersk aient créé leur précédent en 2012. Le fait que Repsol et Total n'aient pas profité immédiatement de la brèche ainsi ouverte par d'autres laisse très fortement penser que ce n'est pas pour récupérer éventuellement 200 millions d'euros que les deux groupes ont lancé cette action. Se souvenir soudainement 4 ans après que l'on peut le faire n'est ni anodin, ni fortuit Ce qui nous amène à croire que les véritables motivations des deux groupes relèvent d'un autre chapitre, très certainement politique. D'ailleurs, selon les dires du PDG de Total, Patrick Pouyanné, rapportés par la presse, le gouvernement français a été consulté et n'a pas opposé de veto à l'action. Quelles sont alors ces pressions politiques exercées sur l'Algérie et qui les exerce ? Probablement pas le seul gouvernement français, puisqu'une entreprise espagnole, Repsol, est également «dans le coup». Par ailleurs, le quotidien El Watan du 10 juillet nous apprend qu'en sus de Repsol et Total, un autre groupe gazier européen, Linde, a lui aussi porté, en mai 2016, à la connaissance du gouvernement algérien et de son partenaire en affaires l'Algérienne des eaux (ADE) qu'il envisageait une action similaire contre ce dernier. Ainsi donc trois groupes pétro-gaziers européens déclenchent, comme par hasard et au même moment, une même attaque de front contre leurs partenaires algériens. Dans le domaine des relations politico-économiques internationales, il n'y a pas d'acte gratuit, on ne fait rien pour rien; car les intérêts sont tels que les acteurs ne laissent pas au hasard le choix des actions, ni du moment où ils les déclenchent. Quel est donc cet événement survenu aux alentours du mois de mai dernier, qui serait venu «perturber» les relations politiques et économiques de l'Algérie avec l'Europe ? Deux explications viennent à l'esprit. Les relations de l'Union européenne avec la Russie se sont notablement dégradées depuis quelques années déjà en raison du problème ukrainien. De ce fait l'UE est à la recherche de sources d'approvisionnement en gaz afin de diminuer sa dépendance au gaz russe. L'Algérie serait le fournisseur idéal, vu qu'elle est connectée à l'Europe par plusieurs canalisations. En mai 2015, la Commission européenne avait annoncé, par la voix de son commissaire à l'énergie, l'Espagnol Miguel Canete, qu'elle envisageait un important programme de discussions et la tenue d'un forum d'affaires sur le gaz avec les Algériens dans le courant de 2016. Au cours de ces discussions, avait-il dit, seraient analysées «les raisons chroniques pour lesquelles les Algériens n'investissent pas suffisamment dans la production de gaz naturel», tout comme seront examinées «les possibilités d'extraire les réserves non exploitées de gaz conventionnel et non conventionnel». Miguel Canete avait également indiqué que les Européens voudraient que soient modifiées les règles qui régissent l'investissement étranger dans le secteur pétrolier algérien et que le prix de cession du gaz soit celui du marché du spot. Ces discussions et ce forum se sont tenus à quelques jours près au moment où Total et Repsol auraient engagé leur action devant le tribunal arbitral. Que s'est-il exactement dit et qu'a-t-il été arrêté lors de ces discussions ? Difficile à dire, au vu des informations rapportées par les médias et de la langue de bois utilisée par le ministre de l'Energie de l'époque lors de la conférence de presse tenue à l'issue de ces discussions. Quelles concessions les Européens ont-ils cherché à arracher aux Algériens lors de ces discussions ? Veulent-ils les pousser à céder le gaz au prix du spot ? Ou à modifier la règle du 51/49 ? Veulent-ils les obliger à mettre en exploitation les gisements de gaz de schiste, malgré la conjoncture actuelle peu favorable tant au plan économique que social ? Ces questions figurent toutes dans l'agenda de Miguel Canete ; elles sont très importantes du point de vue européen, mais totalement inacceptables par les Algériens. Est-ce donc pour faire céder les Algériens sur ces points-là que des groupes pétroliers européens ont sorti «la grosse artillerie» ? Le second événement expliquant sans doute cette attaque frontale de la part des Européens pourrait être, selon certaines sources, le retour de Chakib Khelil en Algérie, l'ex-ministre qui est à l'origine du précédent Anadarko et donc de la situation de fragilité dans laquelle se trouve notre pays. Il se trouve que, dans ce cas aussi, il y a concordance entre la date à laquelle Khelil est revenu en Algérie et celle à laquelle Repsol et Total ont engagé leur action. Les Européens connaissent parfaitement les relations d'amitié qui le lient à Abdelaziz Bouteflika et savent qu'il est en mesure de faire accepter par ce dernier tout accord qu'ils passeraient avec l'Algérie, point n°1. Point n°2 : ils ont également noté qu'un accueil «triomphal» lui a été réservé et ont bien saisi la signification politique d'un tel traitement. Ils connaissent enfin l'état de ses relations avec la haute Administration américaine et savent qu'il en est le joker, destiné à occuper de hautes fonctions dans le cadre de la succession qui se prépare. Chercheraient-ils alors à créer le grain de sable qui viendrait perturber un tel scénario par la mise en exergue des dégâts causés par la gestion chaotique du secteur énergétique par cet individu par le passé ? Ce ne sont là que des hypothèses émises ici et là par certains observateurs qui expliqueraient les intentions des groupes énergétiques européens. Ces hypothèses pourraient être, bien entendu, totalement fausses. Il n'en reste pas moins que dans ce monde de requins qu'est l'industrie pétrolière, ainsi que dans celui des relations politiques internationales, tous les coups sont permis. Notons simplement qu'une telle conjonction d'actions de la part de groupes ayant pour base commune l'Europe n'est pas anodine; elle a certainement un lien avec cette communauté d'intérêts. L'Algérie, elle, se retrouve encore une fois perdante. Elle devra hélas soit débourser tout ou une partie des indemnités que l'on exige d'elle, soit céder sur des questions importantes dans le secteur des hydrocarbures. Quant au clan qui nous gouverne, de par sa gestion politique et économique catastrophique du pays, mais aussi parce qu'en cette occasion comme en de nombreuses autres il a, comme d'habitude, privilégié ses intérêts propres à ceux du pays, il a ainsi offert à nos partenaires en affaires le bâton pour nous battre. Jusqu'à quand les Algériens continueront-ils à subir les dégâts de Bouteflika, de sa famille, des chefs militaires et des oligarques qui le soutiennent ?