A chaque annonce d'un rassemblement de citoyens ou de travailleurs, il y a étalage de camions de casques bleus. Alger quadrillée, Alger bunkerisée, Alger ceinturée. Le paisible ciel azur d'Alger contrastait avec le bleu menaçant du dispositif policier dressé hier dans la ville, aux abords du Palais du gouvernement, de la Présidence et du siège de la centrale syndicale. Est-ce une réaction à une menace étrangère ? Est-ce l'expression d'un cordon de sécurité pour faire face aux risques d'attaques terroristes ? Ou bien une manifestation de force pour contrer une tentative de putsch ou de révolte ? Rien de tout cela. C'est juste une exhibition de muscles face à d'honnêtes médecins qui réclament pacifiquement dignité et respect devant le Palais du gouvernement. Des dizaines de véhicules de police de tout gabarit, des centaines de casques bleus et presque autant de policiers en civil « protégeaient » contre on ne sait quelle menace l'antre du gouvernement, sans compter les véhicules postés dans toutes les ruelles avoisinant cet édifice. Constituant un collier de « sécurité » entourant les deux accès de cet autre nid du pouvoir, le dispositif policier signait l'acte de paternité pour un Etat qui semble s'accommoder de plus en plus de cette présence outrancière des services de sécurité dans la rue. Si l'excessif nombre de barrages de police et de gendarmes a fini par donner à la capitale l'aspect d'une ville sous haute surveillance, l'étalage quasi hebdomadaire des camions de casques bleus à chaque annonce d'un rassemblement de travailleurs, d'enseignants, de médecins, habille pour sa part cette ville, pourtant ouverte de par sa géographie, d'un voile de tristesse et ferme ses espaces d'expression comme on ferme la porte d'une prison. Même si les médecins clamaient leurs droits du côté du Palais du gouvernement, le palais d'El Mouradia n'a pas échappé au quadrillage policier. A croire que quand l'un des deux points du pouvoir exécutif s'enrhume, l'autre se mouche. Une dizaine de véhicules de police fardés de bleu et de blanc campaient devant le siège de la Présidence, comme pour empêcher toute velléité d'approche populaire. Que peut bien signifier toute cette excentrique exhibition policière devant les deux centres du pouvoir exécutif, si ce n'est une force de dissuasion jetée à la face d'un peuple las de ne pas trouver de canaux d'expression ? La manière forte pour semer la frayeur dans le cœur des Algériens qui seraient tentés de sortir dans la rue pour réclamer justice sociale. Mais au-delà de cet aspect de force de dissuasion qu'arbore cette démonstration de muscles, l'on ne peut s'empêcher de croire que le peuple fait aussi peur au pouvoir. Un pouvoir exécutif ne s'obstrue pas face à un peuple qui lui manifeste sa confiance, il se bunkerise quand il sait qu'il est l'objet de la colère du peuple. « Il s'agit tout de même de médecins et non pas de voyous. Pourquoi tant de policiers et de camions de casques bleus, c'est franchement désolant », nous dit un jeune passant qui regardait avec étonnement le nombre important de camions bleus parqués devant le siège de la centrale syndicale, place du 1er Mai. Hier la Maison du peuple n'en était plus une. Quadrillé telle une prison sous haute surveillance, le siège de l'UGTA surplombait une chenille de fourgons chargés de casques bleus en attente d'un signal. Le Palais du gouvernement, la Présidence, la place du 1er Mai, ce circuit triangulaire où se meuvent les manifestants, était hier impénétrable à la protestation. « Il y a franchement de quoi désespérer de ce pays », nous confie une jeune femme qui demandait ce qui pouvait bien justifier une telle exhibition de force. « Je suis choquée de constater qu'on traite ainsi les médecins », nous dit-elle. Un homme dans la force de l'âge lance pour sa part un regard hargneux à la chenille de casques bleus et marmonne l'expression populaire : « Erfed sebatak ou mchi » (prendre ses chaussures et se casser), comme pour signifier l'état de désespoir qu'inspire un tel spectacle. Et d'ajouter, en regardant toujours le dispositif : « Qui peut avoir ses droits avec ça ? » Assis sur un banc face à cette scène devenant malheureusement traditionnelle, un homme dont la tête ne compte que des cheveux blancs souligne, lui aussi, d'un air abattu : « Quand je vois ça je désespère de l'avenir. » Lui qui avait 17 ans à l'indépendance fait remarquer : « Faire ça à des enseignants ou des médecins, c'est franchement honteux. Que reste-t-il ? » Il ajoute bien malgré lui : « C'est pénible à dire, mais à l'indépendance j'avais déjà compris que c'était mal parti. Ce dispositif policier c'est pour empêcher aujourd'hui les médecins, mais surtout empêcher que tout ce qui a fait le malheur de ce pays ne se dévoile. » Le maintien de l'état d'urgence mêlé à l'absence de gêne à exhiber les armes de répression ont fini par dévoiler la crainte du pouvoir de voir le peuple s'exprimer.