Sur le visage de ma défunte mère, je lis une immense tristesse ; comme toujours, elle reste calme et courageuse, et retient dignement ses larmes jusqu'à mon départ. A peine la trentaine, cette femme d'exception a perdu son mari, ainsi que la plupart de ses proches pendant la guerre de Libération nationale. Ironie de l'histoire, ses deux fils, Arezki et Mokrane, sont arrêtés dans l'Algérie indépendante et vont se retrouver dans la sinistre prison de Berrouaghia.» Ce passage émouvant de son livre La justice du Palais, relatant son arrestation en compagnie des fondateurs de la Ligue algérienne des droits de l'homme en 1985, l'avocat Mokrane Aït Larbi résume le grand désenchantement national. Mais surtout la bravoure d'une génération pionnière de militants défiant la dictature du parti unique et sa redoutable Sécurité militaire (SM). Des combattants de la liberté pour certains à peine sortis de l'université et dont une partie des parents sont tombés au champ d'honneur sont conduits devant le tribunal de l'antinational pour avoir osé défendre la «dignité humaine». Ali Yahia Abdennour, Saïd Sadi, Hachemi Naït Djoudi, Ferhat Mhenni, Nacer Babouche, Mokrane et Arezki Aït Larbi, Noureddine Aït Hamouda, Fatma Ouzegane et son fils Fawzi, Saïd Doumane, Arezki Aboute, Rachid Fanoun ; 23 en tout poursuivis pour «atteinte à la sûreté de l'Etat» pour avoir fondé une Ligue des droits de l'homme. Un affront pour le pouvoir de Chadli. «Avec des camarades du Mouvement culturel berbère, nous décidons, pendant l'été 1984, de défier le diable dans son antre», raconte l'auteur dans son livre. Un récit bouleversant des rescapés du bagne de Berrouaghia inscrit comme un déshonneur dans le registre des basses œuvres du régime politique. Mais une glorieuse victoire d'une génération de militants qui ont brisé les chaînes de l'arbitraire. «En faisant le procès du système, les accusés ont renoué avec les traditions de lutte de leurs aînés, en bravant la machine répressive au péril de leur vie», raconte Aït Larbi qui a été avocat des détenus avant de les rejoindre au cachot quelques jours après les premières arrestations. C'était le procès d'un Etat autoritaire qui n'admettait pas l'expression d'opinions opposées. Ce long chapitre que la mémoire nationale s'emploie insidieusement à occulter est un témoignage utile. Un rappel nécessaire à ceux d'hier et d'aujourd'hui frappés d'amnésie. Les rares libertés dont jouissent les Algériens ne sont pas octroyées. Elles sont les acquis d'un combat acharné et courageux mené et assumé par une poignée de militants qui ont fait un choix difficile pendant que d'autres «ravalaient honteusement leurs convictions», aujourd'hui érigés en chevaliers de la démocratie. L'objectif de Mokrane Aït Larbi en parlant de cette époque n'est pas de la sacraliser, mais est une évocation lucide pour mesurer le chemin parcouru afin de tirer les leçons pouvant servir d'éclairage pour les combats futurs. Un de ces combats justement est l'instauration d'une justice indépendante. C'est le sens de son livre qui sort cette semaine aux éditions Koukou et dans lequel l'éminent avocat part en «guerre» contre un système judiciaire soumis au pouvoir exécutif. Un examen critique d'une justice aux ordres. Me Aït Larbi, qui a enfilé sa robe noire depuis 1984, est un avocat passionné par les questions des droits de l'homme et les affaires dites «sensibles» ; il procède dans sa plaidoirie par une approche empirique pour démontrer à travers des emblématiques «dossiers noirs» une justice sous influence.