Tarifs des passeurs trop élevés, peur d'être maltraités à l'arrivée, refus de voir sa famille souffrir... Un an après la loi du 25 février 2009 criminalisant la harga, ils sont nombreux à ne plus vouloir partir. Mais pas par crainte de finir en prison dans leur pays. « Les passeurs exigent des sommes énormes ! Les prix pratiqués aujourd'hui peuvent atteindre les 400 000 DA pour l'Espagne à partir de Ghazaouet. » Pour Sofiane, 26 ans, vendeur de DVD à Hassiba, le rêve de rejoindre l'autre rive de la mer s'est évanoui. Cette somme, Sofiane ne peut l'avancer. A l'image de nombreux jeunes qui préfèrent investir dans des commerces à la sauvette, à même le sol, sur les principales artères de la capitale. La loi du 25 février 2009 criminalisant leur fuite ? Ceux que nous avons rencontrés disent ne pas avoir changé leurs plans par crainte des sanctions dans leur pays. « Ce n'est pas la peine d'emprisonnement qui nous fait peur, mais plutôt ce qui nous attend par-delà de la Méditerranée ! », assure Hakim, l'associé de Sofiane, qui interprète le désintérêt des jeunes à s'enfuir par la flambée des prix ou plutôt par la peur de « se faire attraper en Italie ou en France pour être directement mis en prison et parfois maltraités. ». Hocine Zehouane, président de la Ligue algérienne des droits de l'homme, a publié, en 2009, un rapport accablant relatif à cette tragédie : 36 000 jeunes harraga et environ 4 000 Algériens croupiraient dans les prisons espagnoles. Sans parler des 600 corps dans les morgues d'Almeria (Espagne). « De part et d'autre de la mer, les autorités ont pris des décisions drastiques et répressives qui font que, à ma connaissance, Lampedusa est en voie de fermeture faute de nouvelles arrivées », relève Kamel Daoud, président de la section de Annaba de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme. « Les Européens ont mis beaucoup d'argent dans le programme Frontex (agence dotée de moyens de détection, de surveillance de toute migration par terre, par mer et même par air) et ont financé les régimes autoritaires du Sud (Libye, Tunisie, Algérie, Maroc) pour bloquer ce type d'émigration clandestine. Je crois que si les jeunes ont furieusement envie d'émigrer, ils n'ont pas envie de mourir en mer, ils n'ont pas envie de traîner misérablement dans les centres de détention s'ils arrivent en vie, ils n'ont pas envie d'être ensuite expulsés vers leur pays. » Kamel Belabed, porte-parole du collectif des familles de harraga disparus, est du même avis : « Les jeunes s'informent, lisent la presse et ont accès à Internet. Ils savent, pour la plupart, qu'il y a maintenant une ‘coopération' avec l'Union européenne pour l'interception des barques de nos harraga. Nous savons que le programme MEDA décidé, semble-t-il, pour ‘un partenariat euromediterranéen afin de garantir la paix, la stabilité et la prospérité' du bassin, cachait mal une finalité qui ne disait pas son nom : l'externalisation des frontières de l'Europe ! Le programme MEDA a porté le montant de l'aide à l'Algérie à 10 millions d'euros. Le principal bénéficiaire de cette aide a été la police algérienne des frontières… Ceci en 2005. L'Union européenne est devenue une des sources des projets de loi au Maghreb jusqu'en Egypte. C'est sous sa houlette que la loi 09-01 a été adoptée comme ont été adoptées les mêmes lois dans chacun des pays sud-méditerranéens. » Mais il nuance : « Certains jeunes ont peut-être baissé les bras pour une tentative immédiate de harga, pour cette raison ou/et parce que c'est l'hiver, mais d'autres vont continuer à la tenter une fois la mer calmée tant leur besoin de changer est réel. » Hakim, le regard aiguisé, a déjà tenté par le passé de s'installer illégalement en Espagne. Mais sans succès « à cause des passeurs inexpérimentés », ironise-t-il. Sa dernière tentative fut un désastre puisqu'un de ses amis est jusqu'à maintenant porté disparu. Leur barque s'est renversée en pleine mer. « Je ne veux pas subir le même sort. » Ou pire : donner 200 000 à 300 000 DA pour ensuite se voir refoulé et embarqué dans le premier bateau à destination de l'Algérie. D'autant que « c'est la prison qui m'attend ici », confie Imad, 22 ans, un jeune au look tecktonik. Tiraillé entre l'idée de « tenter le coup » ou de « rester au bled » à vendre des cigarettes, il écoute ce que lui disent ses amis. « En plus, avec la crise économique, il n'y a plus de travail en Europe. Mes amis installés en Espagne me disent qu'ils se disputent le boulot avec les Espagnols eux-mêmes ! » Pendant ce temps, d'autres réfléchissent à de nouvelles pistes pour atteindre l'eldorado. A leurs yeux, moins coûteuses et moins risquées. Comme la Turquie, plus précisément Izmir, la luxueuse station balnéaire. « Pour moins de 150 000 DA, vous êtes en Italie ! confie Mourad, la trentaine, refoulé d'Italie y a quelques mois. Le procédé est simple : on prend l'avion pour la Turquie, ensuite le train ou un ferry pour Izmir, où des passeurs nous attendent. Le coût de la traversée entre la Turquie et la Grèce est de 500 euros environ. Pour atteindre l'Italie, avec l'aide du même baron de l'immigration clandestine, vous devez payer 1000 euros environ. » Grâce à son expérience, Mourad est devenu le principal conseiller en la matière pour les jeunes de son quartier d'El Makaria et l'accompagnateur des candidats à l'immigration clandestine. Pour cela, ces jeunes cotisent et lui payent son séjour en Turquie. Sid Ali, gardien de parking à Ruisseau, est guéri de ses rêves d'évasion. « J'ai 32 ans et 15 tentatives de harga dont une où j'ai failli périr. Cela ne m'a jamais découragé mais je ne veux pas que ma mère pleure », lâche-t-il en évoquant le drame qui endeuille de nombreuses familles comme celle d'un de ses amis. Hamid, 27 ans, de Réghaia, est dans le même état d'esprit : « Ma dernière tentative de harga a été une leçon pour mes parents et moi, car elle a failli tourner au drame. Aujourd'hui, ils ne me disent rien et me supportent, avant ils n'acceptaient pas ma présence à la maison quand je ne travaillais pas. » A Bachdjarrah, Halim atteste que depuis la mort, en Sardaigne, d'un de ses voisins avec lequel il a tenté plusieurs fois l'aventure, ses parents ne l'embêtent plus. « Au contraire, ils me dissuadent de recommencer. » De son côté, Mustapha raconte qu'en 2007, son père avait emprunté la somme de 200 000 DA à son entreprise « pour payer la traversée. Six mois plus tard, je suis rentré et je travaille comme je peux pour honorer le crédit contracté par mon père. » Ce qui incite Kamel Daoud à conclure : « Finalement, je crois que les jeunes Algériens commencent à réfléchir avant de prendre des décisions inconscientes. Ils vont sûrement trouver d'autres moyens d'émigrer, avec moins de risques inconsidérés. On peut leur faire confiance. Il y a beaucoup de lyrisme dans le traitement médiatique de l'émigration clandestine par la mer, à travers les journaux, les reportages, les congrès ‘scientifiques' et les films. Il est peut-être temps que les médias fassent preuve de responsabilité pour ne pas exciter les jeunes à se lancer dans une aventure hasardeuse. Il ne s'agit pas de traiter les harraga comme les héros des temps modernes : en réalité, ce sont les malheureuses victimes d'un monde cruel entre les mains de régimes illégitimes, corrompus et incapables de prendre en charge les problèmes que vivent leurs jeunes. Le vrai problème d'aujourd'hui est de porter assistance aux familles de harraga disparus en mer : personne ne les aide à obtenir des nouvelles de leurs enfants et les autorités font preuve à leur égard d'une cynique indifférence. » LamiaTagzout , Zouheir Aït Mouhoub