Le roman d'expression berbère n'a pas quarante ans. Publié en 1946 à l'initiative des Pères-Blancs, Lwali n wedrar de Belaïd Ath Ali (1914-1950), est considéré comme la première expérience d'un texte littéraire abouti en berbère. Encouragé par J-L. Degezelle, l'auteur kabyle, originaire d'Azrou Koullal, à Aïn El Hammam (Tizi Ouzou), commence d'abord par transcrire des récits oraux traditionnels avant de composer des textes de son cru. L'œuvre de ce fils d'une instructrice tient dans les deux volumes édités par ses deux mentors berbéristes, Dallet et Degezelle. S'affranchissant des contraintes de la littérature orale à laquelle se sont conformés ses prédécesseurs, l'auteur s'appropriera des mécanismes de l'écriture fictionnelle. La naissance de la néo-littérature kabyle n'est intervenue pourtant qu'une trentaine d'années après les premières tentatives de Belaïd Ath Ali. En effet, Rachid Aliche (1953-2014) signera avec Asfel, publié en 1981, l'acte de naissance du roman berbère. «Asfel, de Rachid Aliche, brise le mutisme millénaire de l'oralité et signe l'acte de naissance d'un genre nouveau dans la littérature kabyle : le genre romanesque», tranche Dahbia Abrous dans le n° 44 de la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 1987. Titulaire d'un DES de physique-chimie obtenu à l'université d'Alger et d'un DEUG en lettres décroché à l'université Lyon II, Alliche a publié son récit aux éditions Fédérop fondées par un défenseur des langues minoritaires, Bernard Lesfargues. Très attaché à ses racines occitanes, ce même éditeur publiera le deuxième roman Faffa, du futur producteur d'émission de la radio Chaîne II, disparu précocement. Selon Abrous, les deux romans de l'enfant de Taguemount-Azzouz (Aït Mahmoud, Tizi Ouzou), en particulier Asfel, portent l'empreinte du travail de pionnier : écriture par endroits laborieuse, langue malmenée bien que jalousement préservée, mais également porteurs d'une thématique originale. Deux ans après Asfel paraîtra aux éditions Imedyazen à Paris Askuti, écrit par un des animateurs du Mouvement berbère. Publié d'abord en feuilleton par l'hebdomadaire Tafsut, la décision d'éditer ce roman «sulfureux», comme le qualifie Abderrahmane Lounès dans son anthologie de la littérature berbère, est prise après les «sollicitations» des camarades de Sadi, mais aussi de Mouloud Mammeri. «En plus de l'avis des amis qui m'accompagnaient dans la projet Tafsut, la publication du roman a été aussi (surtout) encouragée par Mouloud Mammeri qui en a fait la préface. Amar Mezdad, lui aussi partisan de la publication de l'écrit, a écrit l'avant-propos», précise à El Watan Week-end Saïd Sadi (voir entretien). Jeune médecin engagé, Sadi s'est inspiré pour l'écriture de son roman du parcours d'un personnage rencontré en prison (Algérie, l'échec recommencé ?, rééd Frantz Fanon). L'ouvrage de Sadi, qui circulera d'abord en samizdat, sera réédité en Algérie par Asalu édité par le RCD. «Asalu était le premier journal en langue berbère, mais il était aussi une maison d'édition qui a publié avant Askuti des textes de Mammeri et Tusnakt s wurar de Hend Sadi», se rappelle Ramdane Iftini, réalisateur et ancien membre du premier Conseil national du RCD. Le travail de l'équipe d'Iftini ne fut pas une sinécure. La mise en page de ces livres en tamzight était ainsi assurée sur la PAO personnelle du responsable installée au siège du parti situé à cette époque à la rue du 19-Mai, à côté de la Fac centrale. Les difficultés typographiques liées à l'absence d'une police de caractère en tamazight ont été aplanies grâce au dévouement d'un étudiant qui «reprenait à la main le texte» pour mettre les points pour la marque d'emphase. Tiré sur les presses de l'édition de la défunte ENAP à 5000 exemplaires, Askuti sera vendu à 60 DA. Evoquant une «période épique» marquée par l'engagement ferme d'une génération, Iftini parle du succès de l'ouvrage : «Nous avons organisé une vente-dédicace au théâtre Kateb Yacine de Tizi Ouzou. Sadi a eu une tendinite à force de signer. Nous avons vendu 1200 à 1500 exemplaires pour cette séance.» L'expérience d'Asalu, qui publiera d'autres textes en tamazight, ne résistera pas aux convulsions qui ont marqué le pays en 1992, mais Iftini a lancé sa propre maison d'édition, Epigraphe, qui a publié en 1993 Toponymie algérienne des lieux habités de Fodhil Cheriguen et en coédition avec Dar El Ijtihad La Question berbère dans le mouvement national algérien de Amar Ouardane. La «génération 81» fait des émules Si elle a permis de «rapatrier» des textes interdits par la censure officielle, l'ouverture pluraliste a donné lieu également à la publication de romans écrits par des écrivains qui sauront creuser leur sillon ouvert par la «génération 81» avec une maîtrise parfaite du genre narratif, à l'instar de Amar Mezdad, Salem Zenia… Une vingtaine de récits d'inégale importance ont été publiés depuis le début des années 1990. Le nombre de romans augmentera à partir des années 2000, à la faveur de la reconnaissance de la langue amazighe. Selon Brahim Tazaghat, auteur et responsable des éditions Tira, «le livre amazigh est aujourd'hui une réalité concrète, d'autant plus que les traductions vers les autres langues ont confirmé une valeur littéraire certaine pour le roman, la poésie et la nouvelle en tamazight.» «Face à ce nombre toujours croissant de livres en tamazight, je suis incapable de ne pas penser à Belaïd Ath Ali qui a écrit dans les années 1940 Lwali n wedrar, à Asfel de Rachid Aliche édité en 1981, à Askuti de Saïd Sadi qui a vu le jour en 1983 en pleine clandestinité et répression. A bien y regarder, nous n'avons pas failli malgré un système fermé à la pluralité qui n'a cédé que parce qu'il n'a pas eu d'autre choix que d'accepter l'évidence», se réjouit Tazaghat, qui a présenté sa vingtaine de textes au premier Salon international du livre amazigh qu'a organisé l'association «Tayri n Wakal» dirigée par la militante et chanteuse amazighe Fatma Tabaamrant. En plus de Tira, ce Salon a compté d'autres participants algériens (Odyssées et Achab), du pays d'accueil, un éditeur de Tunisie et un autre de Libye. Le roman amazigh a-t-il retrouvé un lectorat qui n'est pas rebuté par la qualité parfois décevante des textes et des supports ? Tazaghart s'appuie dans sa réponse sur l'expérience retenue après sa rencontre avec des lecteurs marocains : «Durant les premiers jours de ce Salon, je ne peux cacher mon bonheur de constater que la majorité des lecteurs marocains que j'ai rencontrés savent que Lwali n wedrar (réédité par Tira, Ndlr) est le premier roman écrit en tamazight. Cela n'est pas rien, il signifie qu'un espace littéraire amazigh commun, partagé, est en train de s'affirmer de plus en plus.» L'écriture romanesque en tamazight a connu un certain succès ces dernières années grâce à l'abnégation d'éditeurs très engagés, à l'instar de Tira, Achab, etc., mais aussi au travail engagé par le Haut-Commissariat à l'amazighité (HCA) qui a participé à la dernière édition 2016 du Salon international du livre d'Alger, avec 35 nouveaux livres coédités avec l'ANEP. Selon Si El Hachemi Assad, secrétaire général du HCA, le plan de charge de son institution prévoit le renforcement de son programme éditorial par la publication de titres en tamazight, en collaboration avec des éditeurs publics (ANEP, ENAG), mais aussi privés. «Un cahier des charges est élaboré à cet effet», insiste-il. Les prix littéraires s'élargissent aussi aux auteurs qui écrivent dans cette langue. La fondation Mohammed Dib a ainsi primé Louiza Ouzlag en tamazigh pour son récit Jar IjniTmurt. Lynda Koudache vient de s'adjuger le 1er Prix Assia Djebar du meilleur roman en langue amazighe pour son roman Tamacahuts tangarut. «Je suis très optimiste, nous avons de belles plumes ! mazal lxir arsdata kkenyeqqar Muhya !» estime dans une déclaration à El Watan Week-end Lynda Koudache. Le printemps du roman en tamazight n'en sera que plus beau.