C'est officiel : Les femmes algériennes dans les stades est un vœu pieux qui restera longtemps au stade du fantasme. Et ce n'est pas l'ambiance d'avant-match à l'occasion de cet Algérie-Serbie qui nous démentira. Même le centenaire du 8 Mars n'y changera rien. Pourtant, hier, aux abords du sanctuaire du ballon rond, au 5 Juillet, elles étaient relativement nombreuses, nos braves compatriotes grimées en supportrices élégamment moulées dans l'emblème national, et qui sont venues dignement enflammer l'arène aux cris de « One two three, viva l'Algérie ! »Mais elles se rendront assez vite à l'évidence qu'aller au stade n'est guère une sinécure pour une Algérienne. C'est le cas de cette dame en hidjab, accompagnée de ses enfants, qui l'a appris à ses dépens. « C'est l'anarchie la plus totale », s'indigne-t-elle, avant d'ajouter : « Je suis venue avec mes enfants soutenir notre équipe nationale et aussi permettre à mes gosses de se défouler un peu. Et voilà comment on nous reçoit ! » Allusion au dispositif de sécurité qui n'a pas réservé de traitement de faveur aux familles, ceci, dans une atmosphère électrique où, dès la matinée, le périmètre du 5 Juillet était pris d'assaut par des dizaines de milliers de supporters, se disputant âprement une place dans les gradins. « Mon mari est quelqu'un de distingué et n'acceptera jamais qu'on aille au stade dans une telle pagaille. Il ne va pas tarder à nous rejoindre et nous allons certainement rentrer à la maison. On ne peut pas assister au match dans des conditions aussi déplorables. C'est la première fois de ma vie que je viens au stade et ce sera probablement la dernière », renchérit notre interlocutrice, fortement déçue par l'organisation autour du stade et l'acheminement du public vers les tribunes. « Quand nous avons acheté les tickets, les femmes avaient eu droit à un guichet spécial, et tout s'est bien passé. J'ai pensé naïvement que la même organisation serait reconduite et que les familles auraient accès au stade par un couloir spécial. Or, voilà qu'on nous mélange avec tout le monde. On nous dit d'aller à la porte 38 mais cette même porte 38 est envahie par les jeunes. » Pas de dispositif « spécial familles » Lounès, un inconditionnel des Verts, a fait le déplacement depuis Oran pour assister au match. Accompagné de ses quatre enfants dont deux filles qui, pour la circonstance, ont mis leurs plus beaux atours, aux couleurs de l'EN bien sûr, il ne cache pas sa colère. Avec d'autres familles, il tente, en vain, de négocier l'accès par l'entrée VIP, située côté Dély Ibrahim, non loin des locaux de la FAF. « Pourquoi ne nous laisse-t-on pas pénétrer par cette porte ? », s'écrie-t-il. Le policier, armé de matraque, ne veut rien entendre : « Ce n'est pas possible, veuillez emprunter les accès réservés au public. » Vive protestation : « Mais nous, on est en famille. Cette entrée est réservée à la "kiada", c'est ça ? Nous, on est des harkis ou quoi ? », fulmine Lounès. Il nous explique : « Je suis venu spécialement d'Oran avec toute ma famille pour apporter notre soutien à l'équipe nationale et dire notre amour du drapeau et de la patrie, et voilà comment on nous le rend ! » Un autre supporter se lâche : « Moi, j'ai fait la route depuis Khenchela avec toute ma famille pour soutenir notre chère équipe nationale. Nous sommes arrivés à Alger hier, nous avons passé la nuit à l'hôtel. Nous nous sommes donné un mal fou pour venir jusqu'ici pour qu'à la fin, on nous inflige ce traitement. C'est la dernière fois que je ferai ça ! » Une jeune fille lance : « Nous, nous avons cru ce qui s'est dit dans les médias, comme quoi les familles seront choyées. C'est cette publicité qui nous a induites en erreur », regrette-t-elle. Malgré ce ton désenchanté, les filles, jeunes et moins jeunes, continuent d'affluer, dûment « chaperonnées » par des hommes. Ont-elles peur d'être agressées ? « Non, pas particulièrement », rétorque l'une d'elles. Algérie-Serbie : L'autre guerre des « balcons » Un autre chef de famille, avec femme et enfants, porte une petite fillette sur ses épaules. Il a l'air désemparé. Il s'approche, perplexe, du cordon de policiers qui surveillent hermétiquement les accès pour négocier une solution. La partie s'avère difficile tant le match supporters-service d'ordre est serré. A un moment donné, le bras de fer, véritable match dans le match, tourne à l'avantage des aficionados de l'EN qui, ingénieux comme ils sont, croient déjouer la vigilance des forces antiémeute en se servant des barrières de police comme d'une échelle pour enjamber la muraille qui ceint le stade. Mais les CNS finissent par intervenir pour les déloger avec autorité, usant parfois de la manière forte, gourdin et jets d'eau à l'appui. Des gravats et autres blocs de pierres jonchant le sol témoignent d'échauffourées musclées. Le chaos est à son comble à l'ouverture des portes pour le public (vers les coups de midi). Les femmes et les familles arborent des signes d'angoisse patents, elles qui se demandent comment accéder aux gradins dans un climat si peu propice à la fête. On est bien loin des célébrations bon enfant en ville. Ici, avoir son ticket est loin d'être une garantie. Encore faut-il crier, transpirer, finasser, se bagarrer, jouer des coudes, pour se « qualifier » au… spectacle. Cela accentue l'image d'un pays hostile, austère, fâché définitivement avec la fête, et où le moindre moment de gaieté s'obtient à l'arraché, jamais dans la sérénité. 14h. Le stade affiche déjà complet. D'aucuns se retrouvent sur la touche alors qu'ils ont leur billet. « Ya âmou dakhalna » (tonton, faites-nous entrer !) ne cessent de nous harceler des galopins frustrés. D'autres nous font : « Vous êtes de Canal Plus ? De grâce, prenez-nous avec vous ! » Certains spéculateurs proposent des tickets au marché noir à 1500 DA (au lieu de 3000 DA un peu plus tôt). Le service d'ordre semble, par moments, totalement dépassé devant l'engouement des masses juvéniles. Sous les insistances des familles, les policiers finissent par aménager une entrée par un portail précédemment défoncé par la foule. Les « célibataires » en conçoivent une noire jalousie : « H'na gaâ familia ouahda » (nous sommes tous une même famille), martèle un adolescent. Une boutade qui rappelle l'esprit de fraternité qui régnait dans la foulée des festivités qui ont suivi la campagne de Khartoum. Les filles se réjouissaient alors de côtoyer les « durs à cuire » du monde du foot « en toute impunité ». Elles pouvaient parader dans les rues d'Alger et d'ailleurs aux côtés de leurs « frères » sans se sentir le moins du monde agressées. Le stade « familial » du machisme Une impression corroborée par ces images tellement galvaudées d'Algériennes harnachées aux couleurs nationales et faisant l'objet de gros plans à la télé, elles qui ont arraché leur place de haute lutte dans les gradins, et criant « Maâk yal Khadra » au même titre que les hommes. Hier, dans le chaudron du 5 Juillet, dans cette ambiance chaotique où les places s'arrachaient sans merci, la galanterie était remisée aux vestiaires, et l'opération « femmes au stade », lancée quelques jours auparavant tambour battant, avec, à la clé, 6000 places réservées à la gent féminine, semblait sérieusement buter contre la résistance des vieux réflexes. Les supportrices les plus chevronnées réalisaient brutalement à quel point nos terrains de football sont restés des espaces hautement machistes. Mieux : ils passent même pour être des territoires anomiques, réservés à une certaine catégorie de spectateurs que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de « âraya » (voyous) ; des territoires qui demandent à être codifiés (certains diraient « pacifiés »), avant de se prêter à une vraie mixité sociale et générique. « Moi, je suis un mec et je n'ose pas aller au stade dans ces conditions. Ils ont bien du courage ces gens qui laissent leurs femmes et leurs filles aller au 5 Juillet et subir toute cette agression, et entendre tous ces gros mots », commente un « footeux » dépassionné. Dans un pays où l'épithète « familial » (salon de thé « familial », « plage familiale », film « familial », etc.) a fait fortune au point de s'ériger en « argument de vente » pour appâter les consommateurs conservateurs qui voient le méchant loup partout, il faut croire que même nos stades vont devoir se plier à la règle s'ils veulent s'attirer d'autres publics et une autre clientèle que les « chenaoua » et autres « kawasser ». Sur un autre plan, il est désolant de constater que la force est le seul régulateur des rapports entre le pouvoir et la société. Et cette image d'un policier antiémeute en casque et bouclier protégeant une supportrice qui tente à grand-peine de se frayer un passage parmi un ciment de jeunes survoltés en dit long sur le chemin qui reste à parcourir avant d'arriver jusqu'à la tribune… « familiale ».