En arrière-plan, s'affrontent deux aspirations : circonscrire les dangers supposés véhiculés par les migrants pour les uns, qui en viennent à fantasmer les vertus protectrices d'une nation retranchée derrière des frontières infranchissables ; trouver une terre d'accueil pour les autres, migrants mettant parfois en péril leur vie, qui pour fuir la guerre et l'oppression, qui pour fuir les conséquences du dérèglement climatique, qui pour fuir la misère, qui, enfin, pour réaliser rêves ou chimères. Avec, pour enjeu, deux droits fondamentaux : liberté de circulation et droit d'asile. Tous deux soumis partout au pouvoir de l'Etat, toujours tenté d'en réduire, plus ou moins arbitrairement, la portée. Tous deux corrélés en grande part, pour leur respect, au degré de consolidation atteint par l'Etat de droit. Deux logiques inscrites dans une dynamique d'hybridation des contraires impliquant l'intervention d'un tiers médiateur, le juge. Médiation cependant vouée à l'échec sans une justice indépendante. Indépendance toutefois nécessaire mais non suffisante sans l'existence d'une société civile ouverte et agissante. En somme, une équation juridico-politique dont la résolution devient davantage complexe avec la montée en puissance, à l'échelle des Etats du monde entier, de forces xénophobes organisées exerçant déjà le pouvoir ou aspirant à le faire. Parfois, les droits fondamentaux trouvent encore manière à résister avec succès aux décisions arbitraires. L'actualité récente en fournit un exemple à travers l'initiative prise par le nouveau président américain, élu des forces prônant le repli identitaire, pour «protéger la nation contre l'entrée des terroristes étrangers». Le droit de préserver son pays, n'importe lequel, du terrorisme ne saurait être mis en cause. Ce n'était pas le cœur de la cible. Le décret exécutif signé le 27 janvier dernier, dit décret anti-immigration, visait tout autre chose : interdire l'entrée sur le territoire américain exclusivement aux ressortissants de sept pays, à population très majoritairement musulmane, détenteurs ou non de titres de séjour et de visas en cours de validité. Et que rien dans les statistiques officielles ne rattachait aux actes terroristes commis sur le territoire américain depuis septembre 2001. Décret très vite apparu comme acte de discrimination religieuse et raciale envers les musulmans et donc comme un véritable «Muslim Ban». L'engagement immédiat de la société civile, d'une partie de la classe politique et le respect scrupuleux du droit positif par les juges saisis ont conduit à la défaite cuisante que l'on sait du président américain et de son Administration. Une hirondelle ne fait pas le printemps ! La mouture en préparation se chargera de circonscrire très certainement les risques juridiques d'une nouvelle humiliation. Originellement, la liberté de circulation comporte une faiblesse : la Déclaration de 1948 établit le droit de toute personne «…de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays». Rien n'oblige un Etat à accueillir un non-ressortissant ! Et, de fait, cette faiblesse sera exploitée par les politiques de lutte contre «l'immigration irrégulière» et le terrorisme. L'instauration du visa et ses modalités de délivrance en seront les instruments privilégiés. Les Etats se sont appuyés sur la vision d'un monde constitué de territoires étatiques clos dont on pourrait préserver à distance l'ordre et la tranquillité grâce à une sorte de transfert réciproque du pouvoir coercitif à charge pour chacun d'empêcher les sorties comme les entrées sans visa. Oubliant un peu vite que dans la vie réelle l'ordre rêvé ne coïncide pas avec l'ordre vécu. Les migrations ne se lisent en effet pas à travers le seul prisme des circulations autorisées. S'y lisent encore moins les déplacements forcés. Majoritairement promis, dès lors qu'ils sont transfrontaliers, à la clandestinité, à l'illégalité, à l'irrégularité, vocables interchangeables au gré des autorités et aux conséquences graves pour tous ceux auxquels ils sont destinés. Or, fabriquer de «l'irrégularité» est hélas devenu un processus simple et largement partagé. A ceux qui sollicitent un visa d'entrée, on oppose le «risque migratoire», ultime joker administratif de refus. A ceux qui fuient les conséquences du dérèglement climatique, on oppose l'absence de statut propre de protection que pourtant les Etats eux-mêmes se refusent à envisager hors quelques instruments bien peu suffisants comme la Convention de Kampala ou l'Initiative Nansen. A ceux qui fuient guerres et oppression politique, raciale, ethnique, etc., on oppose une méfiance rédhibitoire au motif qu'ils seraient en réalité mus par des considérations d'ordre économique quand ce n'est pas, en ces temps de grands troubles, par des considérations moins avouables. A ceux, enfin, qui cherchent effectivement à échapper à leurs mauvaises conditions économiques et sociales, on oppose crise économique et chômage de masse. A tous, on offre l'irrégularité en partage. Aucune région du monde n'en est épargnée : les pays du Sud, qui concentrent la majeure partie des flux migratoires, pas moins que ceux du Nord qui n'en reçoivent qu'une infime partie. Les solutions préconisées sont partout similaires : restriction drastique sinon interdiction de l'immigration régulière ; politiques musclées d'expulsion des migrants irréguliers ; amalgames entre asile, immigration et sécurité. Barrières fortifiées et murs poussent sur bon nombre de frontières, leur construction devenant un argument électoral porteur, comme l'a rappelé la dernière élection américaine avec le succès que l'on sait. Toutes ces solutions présentent ceci de commun qu'elles reposent sur des politiques étatiques unilatérales, au mieux sur des arrangements bilatéraux, tournant le dos à la complexité des processus circulatoires à l'œuvre à l'échelle du monde et ignorant la grande variété de leurs causes. Politiques sans résultats tangibles sur la baisse des déplacements dont le nombre ne cesse – et ne cessera – d'augmenter sous les effets additionnés du dérèglement climatique, de la misère qu'il provoque, des guerres, de l'oppression et des conséquences d'un capitalisme mondialisé et financiarisé rétif à toute forme de régulation. Le droit d'asile ne s'en tire pas mieux. «Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays», proclame la Déclaration de 1948. Simple proclamation, sans contrainte donc, que la Convention de Genève de 1951 consacre comme telle. Texte finalement sans autre ambition que celle d'autoriser les Etats à produire, chacun dans sa fabrique nationale, non pas un droit d'asile au sens kantien du terme, mais un droit de l'asile dominé non par le «devoir d'hospitalité», mais par les impératifs d'ordre public et de sécurité nationale. Aboutissant parfois à des pratiques aussi insensées que celle du président américain décrétant, avant d'être très heureusement désavoué judiciairement, l'interdiction d'accueillir, «jusqu'à nouvel ordre», tous les réfugiés syriens. Ou, en Europe, au rejet, par de bien trop nombreux Etats membres, de l'accueil de réfugiés durant la si mal nommée «crise migratoire» de l'été 2015. Que de pays n'a-t-on vus fermer leurs frontières, au besoin en érigeant des «rideaux de fer» ! Que d'arrangements n'a-t-on bricolés à la hâte comme celui avec la Turquie en mars 2016 destiné à tarir l'arrivée de réfugiés sur le sol européen, ou celui avec la Serbie transformant son territoire en nasse pour «migrants» toutes catégories confondues ! Que penser des tentatives restées vaines lors du récent sommet européen de Malte pour dupliquer l'accord UE-Turquie à la Libye (sic !), voire à tout le Maghreb ? L'Allemagne s'inscrit désormais dans une politique plus restrictive et obtient des accords séparés avec les pays du Maghreb sur le retour des déboutés du droit d'asile et autres migrants irréguliers comme elle l'a fait avec l'Algérie et cela vient d'être acté avec la Tunisie aussi. En France, où l'asile est pourtant inscrit dans la Constitution, le jeu de poker-menteur est plus pratiqué que jamais, notamment à la frontière franco-italienne, allant jusqu'à poursuivre en justice des citoyens pour l'aide apportée à des demandeurs d'asile empêchés par les autorités d'accéder à la procédure ou, comme à Calais, jusqu'à autoriser la construction d'un mur-frontière à l'intérieur même de son propre territoire pour empêcher les demandeurs d'asile d'accéder au Royaume-Uni ! Aucun Etat n'échappe au reflux que subit le droit d'asile, pas même les trois-quarts de ceux qui ont signé et/ou ratifié la convention de Genève sur les réfugiés de 1951 et son protocole de 1967. Pas même les micro-Etats comme Nauru, petite île de Micronésie de 10 000 habitants environ, qui accepte contre finances, de servir de lieu de rétention aux réfugiés et demandeurs d'asile empêchés d'entrer sur le territoire australien et qui, en toute probabilité, ne seront jamais autorisés à y pénétrer un jour ! Ou l'Inde, grand Etat, qui érige une barrière d'acier le long de sa frontière avec le Bangladesh pour empêcher le passage des «réfugiés climatiques» ! L'Afrique du Sud, patrie de Nelson Mandela et du combat victorieux contre l'apartheid, pays riche en Afrique qui, au monde, délivre le moins de statuts de réfugié tandis que s'y développe la xénophobie, voire le racisme ! Que dire aussi de l'Algérie qui reconduit à ses frontières sud, par groupes, des migrants toutes catégories confondues et qui, bien qu'ayant ratifié la convention de 1951 et le protocole de 1967 ne s'est toujours pas dotée d'une loi spécifique au droit d'asile ? Les mauvaises pratiques sont légion. Qui, toutes, reposent sur des politiques étatiques solitaires soumettant la résolution de problèmes globaux au seul prisme de la souveraineté nationale. Or, conséquences des crises économiques successives, dérèglement climatique que son incroyable négation par le nouveau président américain ne suffira pas à arrêter et guerres inscrivent migrations et asile dans un cadre spatial dépassant le cadre du droit territorialisé des Etats. Les migrations, sous toutes leurs formes, sont en effet un enjeu qui dépasse très largement les seules compétences étatiques pour s'inscrire dans un système de gouvernance mondiale en devenir . C'est ce cadre multilatéral qu'il convient de sauvegarder. Sans se laisser distraire par les nostalgiques des citadelles imprenables… qui, dans l'Histoire, sont toutes tombées !