«Je ne connais aucun député hormis Tahar Missoum. Et si je le connais, ce n'est pas forcement pour les bonnes raisons. C'est juste quelqu'un qui a fait le buzz à un moment donné. Son intervention face à Amara Benyounes avait fait le tour des réseaux sociaux. Etant issue de la génération 2.0, je ne pouvais pas passer à côté de ça». Yasmine, une Algéroise de 24 ans, avoue ne connaître aucun élu de sa ville. «Pour ne rien vous cacher, même le maire de ma commune je ne le connais pas. Comment voulez-vous que je connaisse les députés ?», s'interroge-t-elle. «Ils sont nos élus, mais on ne les voit jamais, sauf en période de campagne», conclut-elle. Yasmine n'est pas un cas à part. Nombreux sont ceux qui ne connaissent pas leurs députés. Sana, une autre Algéroise de 28 ans abonde dans le même sens. Elle explique : «Dans les pays développés, les députés font du porte-à-porte afin de se faire connaître auprès de leurs électeurs. Ils s'intéressent à leurs problèmes et préoccupations et promettent d'apporter un changement une fois élus. Malheureusement cela n'est pas le cas chez nous. La majorité des Algériens ne connaissent pas leurs députés. Ces derniers sont difficilement approchés, voire pas du tout. Ils sont élus grâce au peuple. Une fois cette étape franchie, ils oublient d'où ils viennent et ne cherchent à défendre que leurs propres intérêts.» Cette dernière assure n'avoir jamais voté : «Je n'ai même pas la carte d'électeur. Je ne vois pas l'utilité de voter. Qu'est-ce-que je gagne hormis un pouce recouvert d'encre ? Rien, donc, je préfère m'abstenir», conclut-elle. A deux jours avant le début de la campagne électorale afin d'élire les nouveaux députés, les citoyens ne connaissent même pas ceux qui les ont «représentés» ces cinq dernières années. Homme d'affaires Cette situation ne surprend pas la politologue Louisa Dris Aït Hammadouche, qui affirme : «Si vous suggérez qu'ils connaissent leur profil professionnel, leur programme politique et leur discours idéologique avec suffisamment de détails pour créer la proximité nécessaire entre un élu et les habitants de sa circonscription, la réponse est rarement oui. En fait, les citoyens d'une circonscription peuvent connaître un député en raison de son statut antérieur : ministre, notable, homme d'affaires, personnage public,… Hormis l'existence de ce statut préalable, les critères que j'ai cités plus haut sont rarement remplis». L'experte va plus loin et soutient : «En revanche, si par votre question vous faites allusion à l'existence d'une perception générale et claire des députés, la réponse est oui et cette perception est très mauvaise. Tous les sondages effectués sur le sujet, tels que Arab Baromètre ou Afric-Baromètre montrent clairement que la majorité des Algériens ont une mauvaise opinion de leur parlement et de leurs députés. C'est une constante qui se confirme années après année avec en filigrane une crise de confiance qui s'aggrave.» Cette situation n'est pas propre au Centre. A Bouira, les neuf (09) élus, siégeant dans l'hémicycle de l'Assemblée populaire nationale, (APN) sont méconnus. «Je ne les connais pas tous», dit Rabah, la soixantaine passée, propriétaire d'une cafète dans le centre- ville, motivant ses propos par le fait que ces élus «ne fréquentent plus les lieux publics». Notre interlocuteur nous donne un exemple d'un député, élu sur la liste FLN. Chaîne TV Il témoigne : «Avant son élection, il prenait toujours son petit-déjeuner chez nous, mais depuis l'annonce des résultats du scrutin de 2012, nous n'avons aucun signe de lui. Il avait d'abord procédé au changement de son numéro de téléphone et même son lieu de résidence. Pourtant ils sont censés nous représenter à l'APN» a-t-il ajouté. Plusieurs citoyens partagent le même avis. Pour eux, les élus doivent prendre à bras-le-corps les doléances des citoyens. «La seule fois que j'ai vu un député c'est sur plateau d'une chaîne TV», dit un autre. D'autres personnes interrogées, ont avoué ne pas connaître, ni le nombre exact des élus de la wilaya, ni leurs noms. Certes, à l'instar de la majorité des wilayas du pays, des parlementaires se déplacent rarement, pour rencontrer leurs «électeurs». En revanche, le mode opératoire de «nos parlementaires» n'a pas changé. Ces derniers préfèrent côtoyer les commis de l'Etat, et ils ne ratent aucune occasion de marquer leur présence à l'annonce de la venue d'un membre du gouvernement, note un confrère. Le même avis est partagé par d'autres citoyens. «Nous avons sollicité leur intervention afin de régler un problème de logement, notre demande n'a jamais connu de suite», regrettent des souscripteurs d'un programme de logement. Les personnes élues sur des listes de partis au pouvoir comme le FLN (4 sièges), et le RND (3), tout comme le FFS (2), ayant échoué dans leur mission, ont «sans scrupule» tenté d'y revenir pour briguer un autre mandat. Pêche «On ne va pas voter pour une personne qui depuis son élection, n'a jamais mis les pieds dans notre quartier», dit sur un ton coléreux un jeune de la cité Ecotec. Préoccupés par d'autres affaires, rares sont ceux qui se présentent même à l'APN. Néanmoins, et pour donner un semblant de légitimité à leurs ambitions politiques, des élus «instrumentalisés», ont sauté sur l'occasion, en déversant leur haine «gratuitement», sur la personne de l'homme d'affaires, l'industriel Issad Rebrab. Cela s'est passé sur un plateau d'une chaîne TV privée. Côtoyer durant tout le mandat les «jeeps» d'un wali de la République était la voix choisie par ces «pseudos élus». En guise de récompense pour «service rendu à l'administration», les pouvoirs publics ont désigné une ex-parlementaire récompensé pour services rendus, pour qu'il soit à la tête de commission permanente de la Haute instance indépendante de surveillance des élections (HIISE) de la wilaya de Bouira. Même constat pour l'Oranie. D'emblée, Abdeslem A., la soixantaine, tient à déclarer : «Je ne les connais pas et je ne les aime pas, et je me fiche royalement de ces élections trafiquées. Je suis un éternel abstentionniste. Et puis, si j'avais la moindre envie d'y aller voter, les dernières déclarations de Grine et d'un député islamiste dont j'ai oublié le nom (nldr : Hassan Aribi) me dissuadent vraiment. Le jour du vote, j'irai à la pêche !» Usant d'ironie, un autre jeune homme, B.A., médecin de son état, affirme : «Vous parlez bien de ces députés qui, lorsqu'on les interroge à la télévision sur le dernier livre qu'ils ont lu, personne n'a su répondre !» Merveilles Ces avis tranchés, on les a recueillis en pagaille. «La fonction d'un député est d'être sur le terrain, à l'écoute de la population. Il est le porte-voix des citoyens. Les députés sont le relais entre la population et le gouvernement. Ils ont pour mission de faire pression pour apporter des solutions aux problèmes des citoyens. Or, il s'avère qu'ils n'ont même pas de permanence dans les villes où ils ont été élus, ce qui est pour le moins surprenant !» Plus surprenant encore et pour illustrer le fossé énorme qui existe entre les députés et les électeurs, un cadre de l'administration, nous a confié qu'il ne connaissait même pas ceux qui représentaient Oran, jusqu'à tout dernièrement. «Cela veut dire que dès qu'ils sont élus, ils ne reviennent plus à Oran, jusqu'aux prochaines élections». Et de poursuivre : «Ces députés ont-ils une représentation parlementaire au niveau de la wilaya où ils sont élus ? La réponse est non, ce qui explique l'indifférence des citoyens à leur égard.» Soraya A,. profession libérale, renchérit : «Les députés ne me représentent pas du tout. Ils promettent monts et merveilles aux citoyens lors de la campagne électorale et se volatilisent dans la nature une fois installés. Ces pseudos représentants du peuple se déplacent en masse lors d'une visite ministérielle, se mettent sous les feux de la rampe, alors qu'en réalité, ils ne se soucient guère des problèmes de celle ou celui qui leur a donné sa voix. A l'approche des élections, ils courtisent à nouveau le pauvre citoyen, notamment celui qui attend beaucoup de l'Etat pour bénéficier d'un logement, d'un poste de travail, ou améliorer ses conditions de vie.» Ministres Malik C., la quarantaine, membre du mouvement associatif, constate pour sa part qu'à Oran, les députés ne se sont pas manifestés, il y a quelques années, pour soutenir les associations qui réclamaient l'abrogation de la loi sur les associations, jugée liberticide. «A cela, il est étonnant de voir qu'ils n'apparaissent que dans les festivités officielles, jamais dans des événements organisés par la société civile». Toutefois, nous avons rencontré d'autres habitants de la ville qui tiennent des propos plus édulcorés, à l'exemple de Saïd G., 30 ans : «Il ne faut généraliser. Tout dépend du profil de la personne, on peut trouver des députés qui veulent vraiment faire bouger des choses, et d'autres qui ne se préoccupent que de leurs propres affaires. On a bien vu, ici à Oran, certains députés, certes très rares, aller jusqu'à battre le pavé.» Même son de cloche chez F. Z, exerçant une profession libérale. Elle, non plus, refuse de généraliser : «Il y a des députés qui ne connaissent même leur rôle, la députation n'est pour eux qu'un titre, un moyen d'approcher les ministres pour faciliter leurs affaires. En revanche, il est d'autres qui se soucient des problèmes des citoyens, et ont bel et bien ramené quelque chose à leur wilaya. C'est pour ça que je considère qu'aller voter est un acte de civisme». La wilaya de Mascara ne fait pas exception dans cette situation. Ces habitants sont loin de savoir qui les représentent à l'APN. Légumes «J'entends parler d'un député, dont je ne me rappelle pas le nom, qui a quitté définitivement Mascara quelques jours après son élection», soutient un quinquagénaire, défenseur de l'abstention. En effet, depuis leur élection à l'Assemblée populaire nationale (APN), le 10 mai 2012, certains députés ont tout simplement disparu de la circulation. Ils n'apparaissent qu'au cours des cérémonies et autres festivités officielles. «Nos députés préfèrent apparaitre notamment lors des visites des ministres et autres hauts cadres de l'État. Oh, ils aiment beaucoup apparaitre devant les caméras de télévision», témoigne un journaliste de Mascara. Les dix députés de Mascara, 4 du FLN, 3 du MPA, 2 du RND et un de l'Alliance Algérie verte, qui devraient défendre les intérêts de leur région sont loin des attentes des populations et des réalités locales. «Je vous jure que je ne connais aucun des députés de Mascara et je ne veux pas les connaître. Ce sujet ne m'intéresse pas du tout», répond un jeune commerçant à Mamounia. De son côté, un commerçant au marché de gros des fruits et légumes de Tighennif est indifférent quant aux prochaines élections législatives. «Qu'ont-ils fait les députés pour notre région ? Les parlementaires, que ce soit les actuels ou ceux des précédentes mandatures n'ont rien apporté pour notre wilaya. La meilleure période où Mascara a vécu un changement est celle de l'ex-wali, Ould Salah Zitouni», dira notre interlocuteur. Jeunes De son côté, un citoyen faiseur d'opinion, El Djilali D. relate : «On ne connait pas tous les députés. Ils sont occupés par leurs affaires personnelles et partisanes.» Un ancien gendarme, interrogé par nos soins, dira : «Nous n'avons pas vraiment un parlement ni parlementaires. Nos députés sont des fonctionnaires et non des représentants. Ils ne peuvent rien faire ni pour leur région ni pour leurs électeurs. Nous avons une démocratie de façade.» Du côté de Constantine, le constat n'est pas différent. Les Constantinois connaissent-ils les députés qui les représentent ? Tout porte à croire que non. En effet, nombre de questions ont été posés à quelques citoyens, du genre : ‘‘Connaissez-vous Habiba Bahloul ? Abderrahmane Bousbaa ou Foued Kharchi ? Peut-être que le nom de Abdelkrim Chenini vous dit quelque chose ou celui de Nadia Loudjratni ? Même pas Nassima Bendjeddou ou Lakhdar Benkhellaf ? Les réponses négatives se succèdent : ‘‘Non, non et non'', s'excuse Azzou. Il ne connaît aucun nom parmi ces députés qui représentent Constantine au parlement. Pourtant, Azzou, pharmacien installé dans une commune du nord de Constantine, est aux antipodes de ces jeunes désœuvrés indifférents à tout. Mais jamais, dit-il, il n'a rencontré l'un de ces «élus», ni entendu une voix parlementaire s'élever pour défendre une cause locale. Critiques Une remarque que partagent les nombreuses personnes qu'El Watan a interrogées à Constantine, s'agissant du bilan de service rendu par ces députés à la wilaya qu'ils sont censés représenter. A l'unanimité, nos interlocuteurs ont accordé un zéro aux 12 «élus» et certains connaissent disent bien connaître leur sujet. C'est le cas d'un avocat installé au centre-ville, Fares B., qui s'indigne que ces députés puissent produire un bilan aussi négatif : «Oui, je connais Me Bahloul, mais seulement en tant que consœur. Si en tant qu'avocate elle n'a rien fait pour la corporation locale, comment voulez-vous qu'elle me serve en tant que citoyen. C'est sûr que je ne voterai pas pour elle. Je ne connais pas Bousbaa, ni Loujratni. De toutes les façons, les députés de Constantine c'est du grand Walou !» Constantine a droit à 12 sièges dans le palais de Zighout Youcef. Le mandat finissant se compose de 5 députés FLN, 2 du RND, 2 du PT, 2 du PJD et 1 du FFS. Hormis de Lakhdar Benkhellaf du PJD, qui se distingue fréquemment par ses interventions fracassantes dans l'hémicycle et ses sorties médiatiques très critiques à l'égard du gouvernement, on peut rien dire des autres si ce n'est que leur mandat n'a pas servi Constantine et les Constantine. «Ces députés avaient une occasion en or pendant la manifestation CCCA 2015, pour faire pression et empêcher la prédation à grande échelle et le ratage des projets destinés à la wilaya. Hélas, leur silence a duré même après la clôture de l'événement et là où on s'attendait à ce qu'au moins l'un d'eux demande une commission d'enquête, ils ont agi comme si rien ne s'était passé», commente sur un note amère Asma N., une enseignante universitaire. Indifférence Cet effacement n'a pas manqué de provoquer les commentaires et les railleries dans les chaumières. Idem dans les moments et les situations difficiles auxquels font face des populations durant toutes ces années, notamment la question ayant trait à la crise de logement dans la wilaya depuis au moins 5 ans. Des milliers de bénéficiaires de pré affectations sont asphyxiés par l'attente interminable et la bureaucratie absurde de l'administration locale et aucun député ne s'est manifesté à ce sujet, ne serait-ce que par une position de principe. Inutile de parler du combat dans le champ social. Pour cela, même les deux députés du PT – que personne parmi les gens interrogés par El Watan ne connaît – ont brillé par leur absence. Une indifférence que la population constantinoise rend bien aux députés en désertant les bureaux de vote. Finalement, ce constat n'étonne pas la constitutionnaliste Fatiha Benabbou qui explique en trois étapes les raisons de cette «séparation». «En premier lieu, si on se réfère aux textes, on se rend compte que notre système représentatif se base sur ce qu'on appelle le mandat national. C'est un système républicain que l'on a hérité de la France. D'ailleurs, en France, ce système a beaucoup changé, contrairement à nous qui demeurons très attachés à lui. Preuve en est, dans la dernière révision de la Constitution, l'article 122 stipule qu'‘‘en Algérie, le mandat du député est un mandat national''.» Morts Mais, concrètement, qu'est-ce un mandat national ? La constitutionnaliste explique que cette appellation stipule que le député ne représente pas ses électeurs, mais plutôt une entité supérieure qui est la nation. «La nation regroupe le peuple algérien décédé, le peuple d'aujourd'hui ou ce qu'on appelle le peuple ici et maintenant et toutes les générations à venir», soutient Benabbou. En d'autres termes, et par définition, cela veut dire qu'il n'y a pas de relation directe entre le représentant et les citoyens. Car par définition, le député va représenter tout le monde, les morts et les générations à venir y compris. «Maintenant, on demande aux députés de représenter la population dans sa diversité. C'est pour cela qu'on voit apparaître des partis politiques représentant plusieurs parties sociales bien déterminées. Le modèle que l'Algérie a hérité de la France, ne permet pas la représentation des intérêts des citoyens. Les députés sont élus par le peuple, mais une fois que c'est fait, ils deviennent indépendants de ce dernier. Ce modèle trace des frontières entre la société civile et la société politique qui est le parlement», se désole-t-elle. Pour elle, ce sont les textes en eux-mêmes qui favorisent cette distance. Ensuite, la constitutionnaliste pointe du doigt les partis politiques. A cet effet, elle explique : «L'éruption des partis politiques sur la scène nationale à la fin du 19e siècle a changé un peu le visage de la représentation. Le système de ces derniers capte les représentants, le député est danatage tributaire de son parti politique que des citoyens qui l'ont élu». Scrutin En d'autres termes : le parti politique va capter les représentants et va dépenser beaucoup d'argent comme on est en train de le voir maintenant pour élire ses représentants. Une fois ces derniers élus, ils doivent une discipline de vote au parti qui les a proposés et défendre ses intérêts. Et enfin : le scrutin de liste qui est choisi dans la loi électorale. A cet effet, Fatiha Benabou précise : «L'électeur ne va pas voter pour un candidat déterminé qu'il connaît, mais pour toute une liste de personnes et un programme d'un parti politique. Ce système favorise l'anonymat, introduit encore plus la division entre l'élu et l'électeur. Toute cette situation fait qu'on soit dans un système où l'électeur ne peut pas remettre en cause son élu et ne peut pas avoir une relation de confiance avec lui.» Ces éléments font que le député est, de par les textes juridiques, séparé de ses électeurs et complètement capté par l'Etat. Par ailleurs, suite au système des quotas, les députés se sentent plus redevables vers le gouvernement ou vers leur parti politique, mais pas du tout redevable envers le citoyen.