– Comment expliquez-vous ce genre de comportements ? Ces comportements traduisent sans l'ombre d'un doute un ressentiment profond envers le pouvoir et tout ce qui peut lui être assimilé. Pour beaucoup d'Algériens, ces élections sont tout simplement une provocation. Il n'y a qu'à voir la situation socio-économique qui s'est profondément dégradée, à cause précisément des politiques du gouvernement. Dans cette forme d'expression il y a un aspect positif et un aspect négatif. Le bon côté c'est qu'au final, le citoyen réagit contre un système pervers qui l'assujettit tout en l'impliquant dans sa propre aliénation. L'argent sale, la corruption, le clientélisme et au besoin la menace sont les instruments avec lesquels une caste se maintient au pouvoir tout en faisant semblant d'être l'émanation d'une volonté populaire. Les caciques se prévalent en fait de leurs propres turpitudes : «Nous trafiquons les élections pour votre bien», nous disent-ils. Alors les citoyens, qui se sentent, à juste raison, méprisés par les politiques accrochent les sacs- poubelle à l'emplacement des affiches. Le mauvais côté de la situation est que le rejet du régime se confond avec l'acte de voter. Le bébé est jeté avec l'eau du bain ! Au final, le boycott est une arme à double tranchant, mais entre deux maux nous sommes obligés de choisir le moindre. – Fallait-il s'y attendre ? Bien sûr que c'était prévisible. Pour être franc, j'ai bien peur que les choses ne s'arrêtent pas à ces gestes qui restent en définitive assez pacifiques. Je n'exclus pas que des agissements autrement plus graves puissent survenir. La colère est difficilement contenue chez bon nombre de jeunes et moins jeunes. Il y a une détestation prononcée des hommes et des symboles du régime. Déverser sa hargne et sa frustration sur les affiches est un moindre mal. Mais tout cela est de mauvais augure. – Pourquoi les Algériens réagissent avec violence à cette campagne ? Il y a des facteurs politiques que nous venons de citer. Il y a d'autres causes plus profondes. Tout le monde constate que l'Algérien est de plus en plus tendu, stressé, voire agressif pour un rien. D'ailleurs, les pathologies psychosomatiques ont une prévalence très élevée. Votre journal titrait, il y a quelques mois, que 40% des Algérois étaient hypertendus. Nous connaissons également les ravages du diabète. Tout cela révèle des tensions psychologiques et nerveuses que subit l'Algérien. Cela est le résultat d'un quotidien difficile, parsemé d'embûches, d'obstacles et de déceptions. La gouvernance y est donc pour beaucoup, d'autant que les Algériens voient bien l'injustice violente qui leur est faite : les ministres, les «pontes» du régime et leur progéniture sont bien dorlotés au Club des Pins, profitent des meilleurs postes et avantages à Sonatrach, Air Algérie, etc. Bien entendu, ils bénéficient de l'immunité malgré les énormes scandales de corruption qui les éclaboussent, alors que le simple citoyen est harcelé constamment. Enfin, il y a encore d'autres causes, plus profondes, qui expliquent la malvie et qui relèvent d'un problème de société qu'il n'est peut être pas vraiment le lieu ici pour en parler. – Est-ce cela dû à un manque de confiance entre l'élu et l'électeur ? Tout le monde sait bien qu'il n'y a pas «d'élus», il y a des quotas en fonction de données internes du pouvoir. Comment voulez-vous que les Algériens agissent en citoyen lorsque la fraude électorale est systématisée ? La confiance se pose au moins entre gouvernants et gouvernés et probablement, de façon plus grave, entre l'Algérien et l'Etat. Voyez comment ont réagi les parents d'élèves lorsque le ministère de la Santé a voulu procéder à la vaccination des enfants à l'école. J'ai vu des gens complètement paniqués parce que leurs enfants avaient reçu une dose de vaccin. Pour eux, il s'agissait là d'une opération commerciale avec un vil produit, au profit d'un clan prédateur mettant ainsi en danger la vie de nos enfants. Ainsi, les institutions de la République sont ressenties comme un danger potentiel pour la sécurité du citoyen sans compter le fait que celui-ci perçoit tout responsable comme un corrompu potentiel. Il y a donc une rupture très profonde et très dangereuse à la fois entre les citoyens et le personnel politique. – Quel conseil donneriez-vous pour faire avancer les choses ? Il faut remettre de l'ordre dans le pays. Il faut cesser cette folie où on veut duper tout un peuple en essayant de lui faire croire qu'il a un Président qui dirige alors que celui-ci n'est même plus en situation d'être maître de lui-même. Les gens ne sont pas dupes et ont bien compris la forfaiture. Ils savent qu'il y a des clans qui se déchirent derrière le corps semi-inerte du Président pour s'emparer du pouvoir. Il faut rapidement aller vers une solution politique. Nous avons besoin d'un dirigeant à la tête de l'Etat qui soit capable de parler au peuple, de l'interpeller, d'être en mesure de lui réclamer un engagement, des sacrifices. Il nous faut un homme qui puisse apaiser les tensions, qui inspire la confiance et qui suscite l'espoir. Il faut un homme probe, capable d'agir, et de mettre un peu de raison et de sagesse dans ce pouvoir aveuglé par la cupidité et noyé dans la corruption. Le pays a besoin d'un électrochoc. Sinon, l'enlisement dans l'immobilisme et la gabegie des institutions va nous conduire vers une implosion. – Vous qui boycottez ces élections, quels avis portez-vous sur la réaction des Algériens ? Nous entrons dans une phase délicate. Le moment de vérité approche. Il est important que le peuple refuse de cautionner cette fausse élection. Un boycott très large affaiblira le gouvernement et l'amènera à composer. Il est vital, pour l'avenir de nos enfants, que ce système soit réformé. Malheureusement, ceux qui détiennent le pouvoir ne le veulent pas. Ils ont peur de perdre les avantages matériels et sécuritaires, ils ont peur de l'esprit vengeresse. Ils ont fait beaucoup de mal, certains ont détourné et volé beaucoup d'argent Ils ont l'impression que s'ils devaient céder sur quelques principes de droit, ils pourraient être brutalement balayés par l'histoire. Alors ils s'accrochent. Ils sont prêts à mettre le feu au pays plutôt que de partir. Ils peuvent hypothéquer la souveraineté nationale et brader les richesses du pays pour qu'ils soient protégés par les puissances étrangères. Cette situation est aussi le destin d'un peuple qui est resté trop passif et parfois complice de la déprédation par une caste d'hommes sans foi ni loi.