Accompagné de deux chiens, un enfant berger conduit son troupeau de chèvres vers la montagne par des sentiers rocailleux et escarpés. Avec ses vieilles maisons en terrasse, le village de Nouadher (Inourar en berbère) est calme, presque invisible tant il se confond avec le paysage dont il a épousé les contours torturés et les couleurs ocres. C'est un village fantôme qui a vu ses habitants partir les uns après les autres pour s'installer le long de la route, de l'autre côté de la vallée. C'est de là que parvient la voix amplifiée d'un imam qui s'égosille à délivrer prêche et sermon en ce vendredi d'un printemps auréssien qui se donne des allures d'été. Tout le long de la vallée d'Ighzer Abdi, les vieux villages traditionnels accrochés aux flancs de la montagne ont été abandonnés sans regret. Comme on quitte des habits trop vieux. Les vergers et les jardins en terrasses dépérissent et se meurent lentement. Les habitants ont émigré sur la rive droite pour fonder de nouveaux villages avec de hideuses maisons en béton jamais finies. Ces deux mondes parallèles sont séparés par un oued qui ne charrie plus que les eaux usées du «progrès». Pour autant, en passant de l'une à l'autre rive, le mode de vie n'a pas vraiment changé. Les femmes continuent de remonter des maigres terres arrachées aux oueds de lourds baluchons d'herbe pour leurs bêtes ou des fagots de bois mort pour le feu. Affalés dans des chaises en plastique, les hommes s'ennuient dans les cafés qui empestent le thé trop sucré et le tabac froid. Une jeune femme remonte de l'oued avec ses chèvres et ses brebis en pressant le pas. La tradition chaouie des femmes bergères est encore vivace. De la petite fille en âge d'aller à l'école jusqu'à la vieille grand-mère au visage buriné, elles sont nombreuses à gravir les sentiers de montagne derrière leurs bêtes. Ali le rebelle Dans une minuscule salle de jeux avec une table de billard et une autre de baby-foot, quelques gosses jouent pour tuer le temps. La porte s'ouvre pour laisser passer le propriétaire des lieux : un jeune homme à la barbe bien fournie et aux cheveux longs attachés en queue de cheval. Avec son look de desperado échappé d'un western de John Huston, Ali Houri cultive son côté rebelle. C'est un artiste d'une sensibilité à fleur de peau qui aime la vie, la nature et son pays de douars à l'écart du temps. Juste à côté de la salle de jeux, il a aménagé un petit jardin public où il a planté quelques arbres qui offrent un peu d'ombre pour siroter tranquillement son thé, en tirant quelques bouffées piquantes de sa cigarette d'Ameqsous, comme on appelle ici ce tabac tiré des feuilles du genévrier. Ali est l'exemple même d'une jeunesse qui n'a pas de métier et nulle part où aller. Coincée au fond d'une vallée oubliée où aucun programme économique n'est jamais arrivé, si ce n'est le fameux «mahalat erraïs» et ses locaux fermés et délabrés. Orphelin à 11 ans, Ali a dû abandonner très tôt ses études pour subvenir aux besoins de sa famille. Son père, entrepreneur privé ayant l'habitude de sillonner les routes, a été assassiné une nuit de l'année 1994, sur la route de Aïn Mlila. On ne saura jamais par qui ni pourquoi. Un drame pour Ali et un traumatisme qui le marquera à jamais. Une langue et des traditions qui se meurent A l'adolescence, Ali entame un stage d'apprentissage dans un centre de formation professionnelle pour devenir réparateur radio et télé. Une carrière qui tourne court très vite. Commence alors pour lui le long cycle des petits boulots qui nourrissent chichement les grandes misères : il se fait tour à tour artisan bijoutier, plâtrier, tailleur de pierre, maçon, manœuvre, restaurateur puis gérant de salle de jeux. La seule passion qui illumine sa vie trop fade, c'est la musique. «La musique, c'est pour mettre des sons sur les poèmes qui sont dans ma tête», dit-il. Il écrit des poèmes en berbère et compose des chansons modernes, car Ali est un «militant». C'est avec sa guitare qu'il a choisi de se battre pour que la culture de ses ancêtres ne meure pas un jour comme ces villages traditionnels qui tombent en ruine ; comme cette langue millénaire que l'arabe grignote chaque jour et ces traditions venues du fond des âges qui disparaissent à jamais. En attendant, il faut bien survivre. Question de culture mais aussi d'agriculture. «Nous voulons juste un barrage sur Ighzer Taghda ou ailleurs pour faire revivre l'arboriculture de nos ancêtres. Il y a assez de ravins où l'eau coule pour faire des retenues collinaires. Les Aurès sont connus pour la pomme et l'abricot…», plaide Ali. A part la mosquée ou le café, nulle part où aller dans ce no man's land culturel. «Cela fait 5 ans qu'on nous a promis un stade, mais on ne voit toujours rien venir. Les jeunes s'ennuient. Même la montagne nous a été interdite par l'armée à cause du terrorisme. Les bergers ne peuvent plus faire paître leurs troupeaux bien loin. Ils se contentent des endroits sécurisés, mais les troupeaux doivent marcher toute la journée pour glaner de quoi se remplir la panse», dit-il encore. Aucun projet de développement La région passe pour être le cœur battant des Aurès. Une région de contraste et d'extrêmes, où l'on passe en à peine une heure de voiture des neiges des sommets montagneux au sable du désert. De grandes vallées étroites prennent naissance des hauteurs du mont Chélia et de Djebel Mahmel, qui culminent à plus de 2000 mètres d'altitude, pour se perdre dans les premières dunes du côté de Biskra ou de Zribet El Oued. Peu accessibles et enclavées depuis toujours, la vallée d'Ighzer Amellal (Oued Labiod) et celle d'Ighzer Ou Abdi (Oued Abdi ou bien Theniet El Abed) concentrent une grande partie des villages traditionnels chaouis. Ceux mêmes qui se vident et se meurent aujourd'hui lentement. C'est la partie la plus pauvre et la plus démunie du massif des Aurès. Aucun projet de développement, aucune infrastructure économique, zéro usine, si l'on excepte une ou deux modestes entreprises. Seule la route a connu une sensible amélioration. La RN87 pour Oued Abdi et la RN31 pour Ighzer Amellal ont été refaites à neuf. Paradoxalement, la région a été le noyau dur de la Révolution algérienne, son fer de lance. Même si l'Aurès a payé le prix fort pour l'indépendance du pays, il fait partie des régions qui n'ont pas reçu grand-chose en retour. Dans chaque douar, on trouve une brigade de gendarmerie, un siège d'APC, une école primaire et le même lot de misère. Ici, chaque village s'enorgueillit d'une très longue liste de martyrs tombés au champ d'honneur. Le tombeau du père de la Révolution La liste de Nara aligne 361 noms couchés sur le marbre blanc. A 85 km de Batna et 65 de Biskra, Nara (Narth en berbère) est un bon exemple de ces villages qui ont tout donné pour ne recevoir que des miettes. Il faut quitter la vallée d'Ighzer Ou Abdi et monter par une route fraîchement refaite mais qui serpente à vous donner le tournis jusqu'au sommet d'une montagne richement boisée pour le trouver. Nara est célèbre pour abriter le tombeau de l'un des pères de la Révolution algérienne, Mustapha Benboulaïd, tombé au champ d'honneur quelque part dans cette pinède qui monte à l'assaut des crêtes rocheuses qui bouchent l'horizon vers le sud. A l'entrée du grand mausolée élevé en son honneur et qui abrite sa tombe et celle de son compagnon, Abdelhamid Lamrani, des jeunes palabrent à l'ombre d'un sapin. Karim a 29 ans, Yamine 19 et le plus jeune Yacine en est à son 17e printemps. «Le 23 mars de chaque année, des délégations officielles, des ministres et des milliers de gens viennent ici», dit Yacine. A chaque commémoration, le village connaît un défilé de voitures rutilantes et se remplit comme un œuf. Pour se vider en fin de journée jusqu'à la prochaine festivité commémorative. Le village a-t-il bénéficié du fait que l'illustre personnage repose ici ? «On nous a construit un stade avec une pelouse en tartan et une salle des fêtes», di Karim. A part cela, on a planté des mâts au sommet des rochers sur lesquels flotte l'emblème national. Le village a toujours vécu de l'exploitation du bois de ses montagnes : petite menuiserie traditionnelle, charbon de bois, bois de chauffage et élevage caprin, voilà toute l'économie du village. «Avant, on travaillait le bois», raconte Ammi Lakhdar, 60 ans qui vient de rentrer du pâturage avec ses bêtes. Coupable d'avoir créé une association «Il pleuvrait des libertés, qu'on verrait des esclaves porter des parapluies.» Pour avoir posté cet axiome sur son profil Facebook et quelques autres publications évoquant un président cloué sur son fauteuil ou la corruption qui gangrène le pays, Riadh Belkacemi s'est retrouvé dans un commissariat à s'expliquer devant des policiers. Puis devant un juge d'instruction à justifier ses irrévérencieuses publications. A l'origine de cette cabale judiciaire contre le jeune Riadh, il y aurait, selon lui, un directeur de maison de jeunes qui ne goûterait que très peu l'activisme du jeune homme qui veut faire bouger les choses dans une commune gagnée par la léthargie. Originaire du douar Draâ Qlalouche, un hameau perdu au nord des Aurès, la famille de Riadh Belkacemi a rejoint la petite ville de Ain Djasser pour scolariser ses enfants. Aujourd'hui âgé de 26 ans, le jeune Riadh a une licence en électrotechnique industrielle mais pas encore de travail. Comme beaucoup de jeunes de son âge. Lui qui activait déjà dans une association culturelle amazighe à Batna en a créée une à Aïn Djasser. «Ain djasser, c'est une petite commune, mais toutes les tribus des Aurès y sont représentées. Il y a beaucoup de ‘‘taarouchith'' ici. Surtout en période d'élections», dit-il. Alors, Riadh a veillé à ratisser large pour que la dizaine d'amis membres fondateurs de son association Aurès-Tamazgha-Aïn Djasser soient représentatifs de toutes les tribus. L'association n'a pas de local et ses membres se réunissent dehors. «Fin 2015, nous avons demandé à la daïra qu'on nous permette d'organiser la célébration de Yennayer, le nouvel an berbère, dans l'enceinte de la bibliothèque, mais le directeur de la bibliothèque a refusé catégoriquement. ‘‘ Même mon propre père, je ne le lui permettrais pas ça'', nous a-t-il répondu», raconte Riadh. Malgré tout, les membres de l'association tentent tant bien que mal d'activer. «Sans local, sans budget et sans subvention, nous avons fêté la Journée des handicapés, la Fête des travailleurs le 1er Mai, la Protection de l'environnement et de la nature et nous avons même organisé un semi-marathon. Toujours de nos poches. Le jour où nous avions organisé une journée de nettoyage des quartiers, j'avais ramené un balai de chez moi», témoigne encore le jeune homme. «Ton facebook dérange» Un jour, accompagné des présidents de trois autres associations, Ridha Belkacemi demande audience au chef de daïra qui les reçoit en compagnie d'un journaliste local. Face au responsable de l'institution, ils énumèrent les problèmes locaux et décrivent la triste réalité d'une jeunesse livrée à elle-même avant de conclure que leur seule requête est qu'on les laisse activer en paix. A la parution de l'article écrit par le journaliste qui accompagnait les membres du mouvement associatif, le directeur de la maison de jeunes voit rouge. «Il est venu me menacer chez moi, proférant des insanités devant ma mère», raconte Ridha. Le directeur se présente aussi devant la police pour déposer plainte. C'est le début des ennuis du jeune homme qui se voit taxé d'être à la solde du Mak et des Kabyles, d'être athée, séparatiste, régionaliste et de chercher à semer la zizanie. On cherche à ternir sa réputation mais Ridha est clean : pas d'alcool, pas de drogue et encore moins d'antécédents judiciaires. C'est juste un jeune universitaire qui s'exprime sur les problèmes de son patelin et de son pays. «Ton profil Facebook dérange», lui dit un policier qui n'apprécie pas que Ridha écrive : «Avant les voleurs volaient parce qu'ils avaient faim, aujourd'hui, ils volent en costume-cravate et en uniforme.» «A l'université, entre le menu affiché et celui servi aux étudiants, il y a quelques millions de dinars de différence.» On lui a également reproché de s'exprimer sur les «événements» de Oued Taga, de Aïn Fakroune et de Oued El Ma. Au juge d'instruction qui l'interrogeait sur certaines expressions, il répond : «Je respecte toutes les institutions de mon pays, mais appeler le président de la République ‘‘Boukaroussa'', ce n'est pas de la diffamation, c'est la réalité.» «Il y a beaucoup de chômage ici. Pas d'usines, pas de travail, pas de logements et nulle part où aller pour les jeunes. Le wali d'ici ne connaît rien aux Aurès et il s'en moque. L'usine de ciment Oued Taga, que les habitants rejetaient, ils voulaient la maintenir de force et l'usine de panneaux solaires de Oued El Ma que les habitants attendaient, ils voulaient la délocaliser de force», explique Ridha. Les autorités font tout de travers. Prévu pour le 20 mars passé devant le tribunal de Seriana, le procès de Riadh Belkacemi a été reporté pour le 15 juin prochain. T'kout : Silicose toujours, tu m'intéresses… En 2017, avoir 30 ans dans les Aurès, habiter T'kout et être tailleur de pierres équivaut à une condamnation à mort à plus ou moins brève échéance. Ils sont 136 hommes dans la force de l'âge à avoir succombé à la silicose, cette terrible maladie pulmonaire qui ravage les tailleurs de pierres depuis une quinzaine d'années. En ce début de mars, Ramzi Zeghdoud, 30 ans, est la dernière victime venue s'ajouter à la trop longue liste des damnés de la pierre. Etre la dernière victime est, cependant, un statut qu'on ne garde jamais longtemps. Il ne se passe pas un mois ou deux sans que quelqu'un vienne allonger la liste macabre. En tout, ils sont 170 dans tout le massif des Aurès à avoir péri de ce mal pernicieux, dont 136 rien que dans le village de T'kout. T'kout ? Un chef-lieu de commune populeux, blotti dans une petite vallée coincée entre le mont Zalatou et l'Ahmer Kheddou. Bastion de la rébellion et de la revendication berbère, T'kout est excentré par rapport à la vallée de Oued Labiod, Ighzer Amellal. Sis à presque égale distance entre Batna et Biskra, les deux grandes métropoles régionales, il est resté à l'écart de tout projet de développement. Il n'offre de perspective à ses enfants que de louer leurs bras comme soldats, gendarmes, policiers ou tailleurs de pierres. Assis sur un promontoire rocheux qui surplombe les palmeraies dévastées par le feu des balcons de Ghouffi, Lounis Ghaffour, 36 ans, fulmine : «Ce qui tue plus que la silicose, c'est l'indifférence, le silence et le mépris ! Les gens continuent d'exercer ce métier de la mort car il n'y a rien d'autre à faire ici. Le taux de chômage est l'un des plus élevés ici», dit-il. Les derniers recensements ont donné un peu plus de 300 tailleurs de pierres encore en activité. Et en sursis. Après des études qui sont allées péniblement jusqu'au lycée, Ghaffour est également passé par le long cycle des petits métiers éphémères qui font les grandes misères. Il a longtemps galéré avant d'ouvrir une pizzeria qui lui suffit à peine à rentrer dans ses frais. Pendant des années, il a caressé le rêve de restaurer quelques maisons traditionnelles pour en faire des maisons d'hôtes dans les balcons de Ghouffi ou dans l'un de ses beaux villages troglodytes abandonnés qui s'accrochent aux falaises, où seuls nichent les aigles et les Chaouis. Il voulait organiser des périples et des circuits touristiques, des treks, des randonnées pédestres ou à dos d'âne à travers les canyons, les gorges, les montagnes et les sites archéologiques des Aurès. Ces magnifiques Aurès qu'il a parcourus de long en large et qu'il connaît comme un livre de chevet. Faire visiter Tajjemint, le repaire de la Kahina, T'houda, le dernier refuge du roi Koceila, celui-là même qui a abrité la bataille fatidique qui a coûté la vie à Okba, randonner à travers les gorges de Mchouneche ou celles d'Inoughissen et bivouaquer sur le mont Chélia ou sur le plateau d'Ikhef N'sra. Les potentialités touristiques des Aurès feraient rêver les plus grands tour opérators du monde, mais faute de moyens et d'une politique encourageant le tourisme, le rêve de Ghaffour s'est effrité lentement. Comme ces villages de Ghouffi vandalisés par des cohortes de «touristes» qui y déversent des montagnes de déchets chaque week-end. Son seul rêve aujourd'hui est de trouver une femme qui puisse l'emmener de l'autre côté de la Méditerranée. A l'exemple de certains de ses amis. «Entre tailler la pierre et se tailler d'ici, le choix est vite fait…», dit-il.