Denis Sieffert. Directeur de l'hebdomadaire Politis «Le paysage politique va se recomposer» Le scrutin présidentiel français est surprenant. Par l'éviction de la droite et de la gauche du gouvernement et par les noms des deux finalistes. Denis Sieffert, directeur de publication de Politis, précise pour nous ses enjeux et ses perspectives. – Les sondages ont vu juste sur les résultats du premier tour, mais n'ont-ils pas influencé les électeurs ? J'ai toujours défendu les sondages, contrairement à certains qui les estiment faux. Ce qui est rare, car pour les instituts, c'est un commerce. S'ils se trompent, ils perdent des marchés et des clients. En revanche, ils influent sur l'opinion. C'est un peu ce qu'on appelle en sociologie la «prophétie autorisatrice», c'est-à-dire qu'ils finissent par conditionner l'opinion publique. Cela pousse au vote stratégique. Il y a le vote utile. A gauche, cela a été très sensible. Dans les derniers jours, Mélenchon (NDLR : la France insoumise) s'est renforcé. Les votes de gauche se sont reportés sur lui, car il pouvait être au second tour. Benoît Hamon (PS et les Verts) a été abandonné par ses électeurs, car ils pensaient qu'il n'avait plus aucune chance. C'est un effet des sondages. – Au final, n'a-t-on pas pu ressentir un certain désenchantement, comme une élection ratée, comme un gâchis démocratique ? Il y a des causes beaucoup plus profondes qui sont d'ordre sociologique. Il y a eu en effet un désenchantement à gauche. Ceux qui soutenaient «La France insoumise» pensaient qu'ils seraient au second tour. Ils échouent de peu. Alors que «La France insoumise» va jouer un rôle important pour la suite des événements, ils ont transformé leur score de vraie victoire politique en défaite électorale et donc de déception. C'est paradoxal, car cela efface les effets du succès politique. – Mais la déception n'est-elle pas, au-delà des clivages droite gauche, avec l'impression que le duo final Macron-Le Pen, à la hauteur des enjeux ? On a une élection d'un genre tout à fait nouveau. La droite traditionnelle, classique, incarnée par François Fillon, et la gauche avec Benoît Hamon, qui avait été un des opposants au sein du comment il va s'en sortir dans sa recomposition. Il y a là une vraie inquiétude. – On a parlé ces derniers jours de banalisation du Front national. Les médias y ont-ils participé ? Est-ce qu'on ne se sent pas impuissants face à cela ? Effectivement, les médias ont beaucoup agi pour la notoriété et la visibilité du Front national et surtout ils ont beaucoup raconté sa banalisation. On parlait du relookage avec Marine Le Pen. Les médias ont beaucoup diffusé ce changement d'image et cela lui a profité. Cela correspondait à une stratégie de Le Pen, qui a voulu, en rupture avec son père, donner une image plus lisse, plus fréquentable. Mais il ne faut pas oublier que derrière cela il y a une donnée sociologique plus profonde qui permet au Front national de prospérer. Les médias en ont rajouté, mais le FN surfe sur le chômage, la disparition des usines… La gauche n'a pas été capable de donner une réponse et le Front national en profite. Ajouté à cela le racisme, le discours franco-français de la France aux Français… Il faut virer les étrangers qui prennent le travail des Français… Le discours classique de l'extrême droite. – Justement, en quelques mots comment pourrait-on définir le risque Le Pen ? C'est un risque démocratique, tout simplement. La candidature du Front national avec Marine Le Pen s'est instituée dans le paysage politique, alors qu'en 2002 (Ndlr : Jean-Marie Le Pen avait exclu le candidat socialiste Lionel Jospin en se retrouvant au second tour face au président sortant Jacques Chirac), cela avait fait scandale avec 2 millions de personnes dans les rues, aujourd'hui cela fait un débat très mou. Le FN est admis et les sondages avaient largement prévu sa présence, sans réaction, si ce n'est des interrogations sur aller voter ou pas. En 2002, tout le monde voulait rejeter le Front national. Dans cette campagne de second tour 2017, Marine Le Pen a un discours social, pratiquement avec les mêmes mots que Mélenchon. C'est un faux nez, un masque. Le risque Le Pen, c'est des atteintes graves à la démocratie, à la liberté d'expression, à la liberté de la presse. On le voit déjà dans les municipalités tenues par le FN. Les associations sont fermées, les manifestations culturelles interdites, des crédits coupés à des gens qui ne pensent pas comme eux, etc. Au niveau de la France, cela pourrait être plus grave. Et surtout, on est très sensibles à cela à Politis, une répression contre les immigrés, la discrimination raciale, ce qui appartient toujours en général à l'identité politique de ce mouvement. La question de la liberté et de la démocratie est en cause et c'est inquiétant. – On peut supposer qu'il y a aussi un risque Macron. Comment peut-on le définir ? Le risque est d'une autre nature. Je pense que le FN met en cause les règles du jeu démocratique. A priori, Macron non ! Je ne pense pas qu'il interdise les manifestations. Il se situera dans un espace plus classique et traditionnel. En revanche, le risque Macron, c'est effectivement la poursuite de la politique sociale et économique qu'on a vu ses dernières années, droite et gauche confondues. Avec un avantage donné à la finance, et donc plus de précarisation, de pauvreté. Macron incarne quelque chose qui est tout à fait de l'époque : les excès de la mondialisation et de la finance. On peut le regretter, et nous à Politis, on le combat. Fillon aurait aussi incarné les mêmes intérêts. Ce néolibéralisme aurait été du second tour, d'une manière ou d'une autre. Il va produire et aggraver les causes, même qui conduisent au Front national. Il est un slogan qui dit : «Votez Macron, vous aurez le FN dans cinq ans.» A quoi on peut répondre que si on ne vote pas Macron aujourd'hui on aura le FN demain. C'est pourquoi, à Politis, même s'il est pour nous un adversaire politique total, on appelle à voter Macron, pour éviter d'avoir Marine Le Pen tout de suite. En sachant que le FN prospérera pendant cinq ans avec Macron, s'il fait la politique promise, c'est-à-dire une politique d'injustice sociale qui privilégie la rente, la finance, etc. – Ne resterons-nous pas dès lors avec un goût amer de ce scrutin ? Amer, bien sûr ! Pour nous qui sommes un journal de gauche, il n'y a pas de représentation de la gauche au second tour. On a l'impression que beaucoup de gens ne sont pas représentés avec un choix douloureux de voter par rejet de Le Pen. C'est frustrant, car on attend de la démocratie autre chose que de voter contre. Le projet de Macron est détestable. Le projet de Le Pen est dangereux. Ce n'est pas un choix agréable. – Pensez-vous que les législatives de juin vont rééquilibrer les forces politiques ? On dit que jamais une présidentielle n'aura autant dépendu des législatives qui suivent. Il y a beaucoup de tractations en cours. Le paysage politique va se recomposer. Il n'est pas sûr que Macron, s'il gagne, disposera d'une majorité à l'Assemblée sans une recomposition autour de lui de la partie droite de la gauche, avec les Vallsistes et la gauche de la droite. Quant à la droite, elle a une possibilité de prendre sa revanche, s'il n'y a pas une guerre de chefs qui anéantit ses efforts. On pourrait avoir une situation étrange d'un Président à peine élu mis en situation de cohabitation avec une majorité qui ne le suivrait pas. A gauche enfin, il y a un débat de savoir si La France insoumise va faire alliance avec le Parti communiste et la gauche du Parti socialiste pour une représentation parlementaire qui peut être très forte. Sans cela, ce serait un émiettement et son effondrement.