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«Le peuple aura le choix entre une oligarchie organisée et Le Pen symbole d'une dérive nationaliste extrême»
Publié dans El Watan le 25 - 04 - 2017

– Trois heures avant la fermeture des derniers bureaux de vote à 18h GMT, la participation s'élevait à 69,42%, un des meilleurs niveaux depuis 40 ans. A la fermeture des bureaux de vote, il avoisinait les 79%. Comment expliquez-vous un tel engouement pour le premier tour de cette présidentielle ?
En France, le taux de participation aux élections présidentielles reste, avec celui des élections municipales, le plus élevé. Aujourd'hui, l'on enregistre un taux de participation de 78,5%, taux inférieur à celui de 2012 qui était de 79,5%, et encore inférieur à celui de 2007 qui était de 83,2%. Même si, en comparaison avec les autres types d'élections, le taux de participation reste élevé, la mobilisation est, au contraire, décroissante.
Au regard des résultats de cette élection, où Emmanuel Macron affrontera au second tour la candidate du Front national Marine Le Pen, je trouve qu'il est plus intéressant de le comparer avec celui de 2002, où le taux de participation au premier tour était de 71,6%. Il y a 15 ans, Jean-Marie Le Pen créait la surprise et se qualifiait pour le second tour face à Jacques Chirac.
En 2017, avec un taux de participation plus élevé, c'est sans surprise que le Front national se retrouve au second tour et acquiert toujours plus de légitimité démocratique. Le vote frontiste est bel et bien assumé et on ne pourra donc pas culpabiliser les abstentionnistes.
Lors des dernières élections régionales de 2015, deux régions, le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et Provence-Alpes-Côte d'Azur, ont d'ailleurs failli basculer : ces scores avaient conduit le Parti socialiste à se retirer pour organiser un «barrage républicain» et surtout éviter que le FN ne gagne des élections régionales sous un gouvernement socialiste. Il n'y a donc pas d'engouement démocratique mais une confortation sans surprise de l'extrême droite dans le paysage politique français : faut-il encore se demander jusqu'à quand ?
– La présidentielle française intervient dans un contexte marqué par des menaces récurrentes d'attentats. Plusieurs incidents ont d'ailleurs provoqué dimanche, jour du vote, l'évacuation de bureaux de vote un peu partout en France. Cette atmosphère de peur aggravée par la crise économique a-t-elle eu un impact sur le choix des électeurs ?
La dernière semaine de campagne avant les élections a été marquée par un attentat déjoué à Marseille et un autre mortel sur les Champs Elysées. Les élections se sont donc déroulées sous haut risque. C'est d'ailleurs en direct, à la télévision, que les 11 candidats ont appris le dernier attentat. A deux jours du premier tour, pour raisons de sécurité et pour marquer le deuil, les principaux candidats ont suspendu leurs campagnes.
Pour autant, le contexte n'a eu qu'un effet à la marge sur les résultats. S'il avait eu un réel impact, le score de Marine Le Pen aurait été encore supérieur, il est de 22,6%. Pour preuve, le sondage réalisé avant l'attentat et après, ne faisait gagner qu'un point au FN. On ne peut donc pas résumer le score de Marine Le Pen à celui de l'expression de l'atmosphère de peur due aux menaces terroristes sur l'Hexagone.
– Justement, quelle lecture faites-vous des résultats de ce premier tour ? Vous attendiez-vous à ce qu'Emmanuel Macron en sorte vainqueur ?
Si au début de la campagne électorale, la différence était réellement marquée entre les candidats, les dernières semaines ont été, quant à elles, assez confuses. Jusqu'au dernier moment, si l'on prend en compte les intentions de vote, aucun des 4 candidats qui se détachaient, à savoir Emmanuel Macron, Marine Le Pen, François Fillon et Jean-Luc Mélenchon, n'était vraiment assuré de se qualifier pour le second tour, et bien des scenarii totalement différents ont été envisagés.
Pour ma part, ce qui m'a le plus interpellée a été l'indécision de bon nombre d'électeurs jusqu'au dernier moment, perdus face à la multitude de candidats, face à la mondialisation, au positionnement des candidats vis-à-vis de l'Europe, aux soupçons de corruption, au dégoût de la politique et pourtant, même si le taux de participation est en légère baisse, il reste fort. Les indécis ont donc voté.
Si vous m'aviez posé cette question sur Emmanuel Macron il y a encore 3 semaines, je vous aurai répondu, comme je l'ai déjà écrit, «oui, assurément». Pour autant, la remontée historique de Jean-Luc Mélenchon a réussi à changer la donne et redonner espoir à la gauche d'être présente au second tour. Si les résultats de ce premier tour marquent un champ politique chaotique, ils sont surtout le symbole d'un chaos organisé. Les électeurs ont donc maintenant le choix entre l'illusion d'un consensus inatteignable et un nationalisme identitaire.
Pour gouverner, le Président a besoin d'une majorité parlementaire, rien n'est donc encore joué pour les élections législatives qui suivront en juin. Emmanuel Macron peine à avoir, comme il l'avait promis, autant de «candidats neufs» à répartir sur les 577 circonscriptions. Ce qui est certain, c'est que ce chaos profitera, une fois de plus, au Front national.
– D'après-vous, qu'est-ce qui a plus motivé le choix du candidat centriste Emmanuel Macron ?
Depuis la création de son mouvement En Marche !, Emmanuel Macron a cherché à s'affranchir des clivages politiques traditionnels droite-gauche afin de symboliser une nouvelle expression politique assise, non pas sur un corpus idéologique et une identité politique, mais sur un consensus optimal. Le soutien d'une grande majorité des socialistes qui se sont affranchis du résultat de la primaire et du Parti l'ont évidemment porté au second tour. Enfin, je pense également que l'indécision des électeurs a été en sa faveur. La question est : peut-on gouverner par consensus ?
– La candidate du Front national, Marine Le Pen, est au second tour. Etait-ce, selon vous, prévisible ?
Oui, car le Front national ne fait que croître. La question reste pourquoi ? En 2005, les Français rejetaient démocratiquement le traité de Maastricht ratifié pourtant par l'Assemblée nationale en 2008 (Traité de Lisbonne). Pour rappel, l'une des promesses de campagne de François Hollande en 2012 (non réalisée) était de renégocier le traité européen.
Au début de cette année, le fabricant américain d'électroménager Whirlpool, qui emploie aujourd'hui 290 personnes, basé à Amiens (dans la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie), a annoncé son intention de délocaliser en Pologne dans le cadre d'une restructuration de ses activités européennes. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le discours anti-européen et pro Frexit ne cesse de croître. On pourrait également parler du Tafta, l'accord de libre échange avec les Etats-Unis.
La réaction et le repli identitaire social des électeurs frontistes traduisent le sentiment d'abandon du peuple par les partis dits traditionnels. La sociologie de l'électorat du FN est encore trop souvent résumée, avec mépris, à l'ouvrier et aux personnes peu qualifiées. Ce vote est donc d'abord une réaction et un repli identitaire social traduisant une haute conscience du conflit démocratique dans une démarche politisée.
D'ailleurs, depuis ce début d'année, deux régions LR, ont adopté la «Clause Molière» qui impose de parler français sur les chantiers, officiellement pour permettre aux TPE-PME françaises d'accéder aux marchés publics et pour lutter contre les travailleurs détachés et le dumping social. Cette mesure a été proposée par Les Républicains et avait reçu le soutien des conseillers FN. Marine Le Pen a donc réussi à lisser et dédiaboliser le parti de son père.
Son discours, même s'il le reste effectivement dans les faits, tend à être moins marqué par les dérives identitaires vite mises de côté. Il se cristallise à la fois sur une position nationaliste, contre la mondialisation, l'Europe et ses dérives, comme les délocalisations ou le dumping social, sur une vision clairement populiste comme l'indique son slogan de campagne «Au nom du peuple», doublée d'une position identitaire de préférence nationale radicale.
– Comme l'ont prévu de nombreux sondages, le candidat du PS n'a pas pu franchir le cap de ce premier tour de la présidentielle. Est-ce un échec de Benoît Hamon ou du PS ? Quel avenir prédisez-vous pour ce parti ?
Benoît Hamon a gagné la primaire du Parti socialiste et tous les candidats s'étaient engagés à respecter le score et rejoindre le vainqueur. L'abandon et le non-respect de la charte des primaires par Manuel Valls et beaucoup de socialistes qui ont rejoint directement Emmanuel Macron ont ébranlé l'espace politique et scindé par extension son électorat.
Alors que les statuts du parti sont clairs, Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire, n'a jamais exclu du parti les candidats qui ont rejoint Emmanuel Macron : en plus, plusieurs circonscriptions ne présentent pas de candidat socialiste face au candidat investi par Emmanuel Macron, il y a donc bien accord.
Il est évident que le PS lui-même n'a pas œuvré pour que le candidat vainqueur des primaires, qu'il a pourtant organisées, réussisse quoi que ce soit. Très rapidement, les militants ont lancé de nombreux appels d'union avec Jean-Luc Mélenchon, en vain. Benoît Hamon a fait 6,2%, Jean-Luc Mélenchon 19%. A eux deux, la gauche était au second tour. La nature a horreur du vide, et le système des partis politiques a toujours été amené à se recomposer.
La scission interne du PS avait déjà commencé en 2014, au congrès de Poitiers, avec la motion des Frondeurs, lorsque Manuel Valls parlait alors de «deux gauches irréconciliables». Un autre congrès aura lieu aux alentours de septembre, dans le cadre de la Belle alliance populaire. Reste à savoir si les frondeurs continueront à servir de caution démocratique : tout dépendra également du nombre de circonscriptions gagnées.
– D'après vous, quel est le grand perdant de cette élection ?
Sans hésitation, la gauche. Une alliance entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon lui aurait permis d'être au second tour. Au-delà de ce clivage idéologique, l'autre grand perdant aujourd'hui est le peuple français au sens politique. Il a aujourd'hui le choix entre, d'une part, une oligarchie politisée qui n'ira pas dans le sens de ses intérêts et gouvernera par ordonnance, car, vu l'étendue de la couleur politique de ses soutiens, Emmanuel Macron aura toutes les peines du monde à obtenir une majorité parlementaire, et d'autre part Marine Le Pen, symbole d'une dérive nationaliste identitaire extrême.


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