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L'arsenal répressif contre les harraga est le même développé contre les mouvements sociaux L'analyse de Ali Bensaad. Géographe, chercheur, spécialiste des migrations
Les mesures sécuritaires n'ont jamais constitué une réponse aux problèmes sociétaux. Sur le terrain, concernant les harraga, on sait très bien que leur nombre n'a cessé d'augmenter d'année en année et il en sera probablement de même pour l'année écoulée comme le laissent entrevoir certains communiqués des différents services de sécurité et les investigations de chercheurs et journalistes. C'est un phénomène qui, en tout cas, s'ancre dans la société et touche des catégories de plus en plus diverses : femmes, enfants, diplômés, fonctionnaires etc. Les points de départ se multiplient et se diversifient pour faire face à la répression. De façon générale, les migrations irrégulières dans la région, malgré des reflux temporaires, s'installent dans la durée. Prenons l'exemple des migrants irréguliers accostant en Europe. L'année 2003 avait été considérée comme un grand pic suivi d'un grand reflux dû à une forte répression notamment en 2005 (c'est d'ailleurs cette répression qui explique que les migrants subsahariens, dans un geste de désespoir, avaient tenté cette escalade collective des murs de Ceuta). Et voilà qu'en 2006, pour l'essentiel dans les deux seuls mois de l'été, ils seront quatre fois plus nombreux qu'en 2003, les migrants ayant développé d'autres stratégies et construit d'autres routes, vers les Canaries depuis les côtes sahraouies et mauritaniennes. 2009 connaît certes un grand reflux par rapport à 2006 et le passage vers les Canaries a beaucoup baissé mais si on additionne les autres voies réactivées de passage vers l'Espagne, on se retrouve avec quasiment le même nombre qu'en 2003 sans compter qu'une part essentielle de flux s'est déportée vers les côtes italiennes. Tout cela pour dire que les phénomènes sociétaux contrariés finissent toujours par trouver l'interstice pour leur manifestation. Il en est ainsi des migrations irrégulières. Elles connaissent des reflux temporaires et ponctuels, des changements d'itinéraires et de stratégies, des adaptations mais s'installent dans la durée. Regardez comment les moyens de répression des migrations en Méditerranée ne cessent de se perfectionner au point où on en est arrivé à une véritable militarisation de la question avec avions et bateaux de guerre, créant un véritable front armé dans une zone où il n'y a pas pourtant de guerre. Il fonctionne sur le principe classique de ces « fronts passifs » où l'armée a une fonction policière et de contrôle. Pourtant, les flux de migrants ont continué à croître. La problématique est beaucoup plus fondamentale : l'interpénétration croissante des différentes parties du monde et notamment sur leurs zones de contact, comme le sont la Méditerranée ou le Sahara, aboutît fatalement à une densification des mobilités humaines qui sont vecteurs mais aussi réceptacles de ces échanges. Regardons ce qui s'est passé sur une autre zone de contact : la frontière américano-mexicaine où un mur est en cours de construction pour empêcher les migrations de latinos. Le traité de l'Alena qui avait comme objectif de développer les échanges entre les deux parties avait aussi comme objectif, en arrière-plan, de freiner les migrations. Les échanges ont bien connu une explosion. Mais résultat des courses, au lieu d'empêcher les migrations, cette situation a, au contraire, favorisé une interpénétration humaine encore plus forte : les comtés du sud de la Californie ont multiplié leur population par quatre alors que la part des Mexicains qui y était de 10% en 1970 est passée aujourd'hui à plus de 30% et plus d'un habitant sur trois de Los Angeles est Mexicain ! Des millions de personnes traversent chaque jour légalement la frontière. C'est une forte illustration de l'impossibilité de séparer espace économique et espace humain. Ceci est aussi vrai pour la Méditerranée qui reste à la traine de l'intégration en raison essentiellement des obstacles à la circulation. Obstacles qui n'empêchent pourtant pas un métissage qui se joue des contraintes. Et la problématique est également vraie pour les 2 parties de l'Afrique, arabo-berbère et négro-africaine, qui vivent un irrépressible mouvement de rapprochement et dont les migrations actuelles ne sont qu'un révélateur parmi d'autres. Il y a là une profondeur historique et géostratégique que ne peuvent négliger les pays maghrébins et qui, de toute façon, s'impose au travers des échanges informels, illégaux voire criminels. La question posée à l'Europe dans ses rapports étriqués, frileux et inégaux avec les pays de la rive Sud de la Méditerranée, se pose dans des termes proches pour les pays de cette rive avec la « rive » sahélienne. Voilà ce qui en est des fondements de la question. Revenons maintenant aux réalités de terrain de la répression. Tout le monde est en train d'y perdre. L'Europe d'abord et pas que son âme ! Elle se trouve contrainte d'appuyer des régimes en fort déficit démocratique et de renforcer leurs capacités répressives. Or, ils sont une des raisons essentielles de la répulsion de leur population. Quel régime maghrébin est actuellement capable de donner un projet et une envie à ses jeunes de rester dans leur pays ? Plus ces régimes vont jouer le rôle de geôlier, plus forte sera la détermination au départ. Et la détermination, ce n'est pas ce qui manque aux jeunes : ils le disent et le font en bravant la mort. Ils savent même détourner la corruption de l'Etat et de ses agents pour « tracer » leur chemin de fuite. Les régimes maghrébins ont cru pouvoir marchander leur rôle de sentinelle avancée de l'Europe contre les migrations subsahariennes et d'occulter le drame culpabilisateur de leurs propres migrants en le « transférant » sur le « bouc émissaire » subsaharien, mais voilà que l'arsenal répressif déployé se retourne contre leurs propres jeunes. Les prisons des pays maghrébins sont d'abord emplies par les jeunes des autres pays maghrébins. On sait le silence honteux de l'Algérie officielle sur les jeunes harraga détenus en Tunisie et en Libye. Et puis, en vérité les harraga ont été et sont toujours plus nombreux que les subsahariens. Et les harraga, c'est une question interne. C'est une des multiples facettes de la crise sociale qui sévit en Algérie, une des formes de contestation sociale. Et l'arsenal répressif qui est développé contre elle, c'est le même qui est développé contre les mouvements sociaux. Combien de jeunes sont régulièrement passés en justice pour des faits de révolte urbaine. Pas un jour sans que les journaux en signalent des dizaines. C'est le même système qui passe à tabac les médecins et les enseignants et emprisonne leurs représentants syndicaux. On sait à quel point la répression ne peut venir à bout de ces mouvements sociaux et comment la violence du pouvoir peut en générer une encore plus dévastatrice comme l'a montré la « décennie noire ». Or, le pouvoir est en train d'emprunter le même chemin à l'encontre des harraga. C'est des lendemains d'instabilité qui se préparent ainsi.