Sur les hauteurs de Tissemssilt s'étend un immense bidonville implanté sur un flanc d'un quartier pauvre dénommé Ederb, Sidi El Houari, de son nom officiel. Ici, nous sommes dans un no man's land où la vie urbaine, avec ses réseaux d'assainissement, ses poteaux électriques, ses canalisations d'eau potable, ses routes carrossables et ses paraboles semblent s'être brusquement volatilisés pour céder la place à la précarité la plus totale. Les moindres commodités font défaut. Le seul droit dont jouissent les habitants d'Ederb, c'est l'école. Pourtant, quelque 3000 âmes y vivent, selon le P/APC, Abdelkader Bouras. Un chiffre à revoir à la hausse, à en croire les habitants : « La majorité de la population de ces bidonvilles a fui le terrorisme. Ses occupants sont issus des 22 communes de la wilaya et des wilayas limitrophes », affirme le maire. M. Bouras lève les bras au ciel quant à la prise en charge de ce ghetto. « C'est un problème qui relève de la résorption de l'habitat précaire, et le cas de ce bidonville nous dépasse », nous signifie-t-il. Ahmed et Omar, deux jeunes dans les 18-19 ans, tuent le temps comme ils peuvent pendant que d'autres gamins se livrent à une partie de foot à proximité d'un cimetière. Ahmed et Omar ont tous deux quitté l'école depuis belle lurette. « Pour gagner un peu d'argent et aider notre famille, on trime comme ‘‘zoufria'' (manœuvres en bâtiment) pour 400 DA la journée. Nous n'avons aucun avenir ici », se plaignent-ils. Des galopins traînent des brouettes pleines de jerricans qu'ils vont remplir dans une fontaine publique, à plusieurs centaines de mettre plus loin, pendant que d'autres s'échinent à transporter poussivement une bouteille de gaz. Car, il n'y a évidemment pas de gaz de ville à Sidi El Houari. Mohamed Ferri, 62 ans, est un vieux montagnard qui est établi à Ederb depuis 1995. Originaire de l'un des villages du Ouarsenis surplombant la commune de Boucaïd, dans la daïra de Lazharia, près de Chlef, ce paysan pur jus a quitté sa montagne natale avec armes et bagages pour fuir le terrorisme. En dépit de quinze longues années passées à Tissemssilt, il se sent totalement étranger. Déraciné. Un exil intérieur d'autant plus pénible que la vie de ghetto à laquelle il se voit réduit tranche cruellement avec sa vie d'antan, dans l'immensité de la montagne. Mohamed Ferri partage ainsi la solitude de centaines de paysans du Ouarsenis qui vivent aujourd'hui encore, dans leur chair, les séquelles du terrorisme. Dans un précédent reportage (« Chronique de la misère ordinaire à l'ombre d'El Ouarsenis » in El Watan du 14 février 2010), nous avions évoqué les difficultés des habitants de certains douars isolés, comme le douar Leqouassem où les villageois reviennent timidement après un exode massif dans les années 1990. Ici, c'est un autre aspect de cette tragédie qui est mise en relief : celle de ces milliers de villageois « urbanisés » qui peinent à réinventer leur vie agraire d'autrefois. Tout en nous faisant visiter sa bicoque dérisoire où il végète avec sa femme et ses huit enfants, El Hadj Ferri raconte : « Avant, nous étions heureux dans la montagne. Nous avions une grande maison, de l'espace à volonté. » Et de nous dresser un tableau idyllique, teinté de nostalgie, de son ancienne vie où la nature inondait les siens de ses prodigalités : « On cultivait ce qu'on mangeait, on avait des moutons, des chèvres, des vaches pour le lait, du cheptel pour la viande, des poules pour les œufs, on avait du beurre, des fruits, des oliviers, du miel, des jardins potagers, et personne ne venait nous chercher des noises. Nous étions comblés. C'était le paradis ». « Vous savez, El Ouarsenis a été l'une des régions qui ont le plus porté la Révolution durant la lutte anticoloniale. C'était le bastion de la Wilaya IV. Mon village a donné plus de 1000 chouhada. Mon père n'était pas un djoundi de l'ALN, mais il a beaucoup aidé les moudjahidine, il les a nourris, logés… On a souffert le martyre durant la guerre de libération. » Dans la foulée, ce parallèle qui fuse : « Du temps du colonialisme, nous étions parqués dans des camps de concentration cernés de barbelés et traités comme des bestiaux. Et le terrorisme est revenu nous humilier. Après sept ans de guerre contre la France, ‘‘el irhab'' nous a relégués au point zéro. » Le vieux paria poursuit son témoignage : « J'ai pris les armes et j'ai intégré un groupe d'autodéfense pour défendre notre honneur. Mais la vie devenait infernale. C'est ainsi que j'ai été contraint de vendre ma maison et acheter cette baraque pour 5 millions de centimes. Et aujourd'hui, je survis avec une allocation chômage de 3000 DA. Aucun de mes enfants ne travaille. Malheureusement, on ne peut plus repartir là-haut. La peur nous hante encore et nous avons tout perdu. » Ce qui peine le plus ammi Mohamed, c'est le sentiment qui le taraude d'être un banni, un éternel « barrani » (étranger). « Nous sommes livrés à notre sort. L'APC ne nous reconnaît pas. Nous n'avons même pas droit au couffin du Ramadhan. Même pour voter, je dois me déplacer à la commune de Boucaïd. Rana sabrine ou gaâdine (on prend notre mal en patience). »