Monsieur Ouyahia, à vos évidences politiques parfois farfelues conjuguées aux jugements simplistes et hâtifs au sujet des migrants de misère que vous avez, par vos mots, dénigrés, discriminés, déshumanisés et enfoncés dans le gouffre du rejet, j'oppose quelques interrogations teintées de cris de colère que je ne saurai taire. Un homme d'Etat, puisque vous en êtes un ! se doit toujours de mesurer ses mots et la portée discursive qui est la leur. Par vos mots, vous avez semé la discorde, la peur et beaucoup d'amalgames à l'endroit de ces migrants qui se cherchent dans les rues algériennes. Désormais, ces êtres sans défense sont désignés officiellement à la vindicte populaire, d'ailleurs beaucoup d'Algériens ont osé applaudir vos propos stigmatisants, mais heureusement que beaucoup d'autres par contre les ont énergiquement condamnés, j'en fais partie. A chacun ses raisons, mais les raisons humanitaires l'emportent indiscutablement. Certes, l'Algérie, situation géographique oblige, est aujourd'hui confrontée à une crise migratoire de grande ampleur, et j'en conviens avec vous si vous pensez qu'il est urgent que des décisions politiques soient prises afin de pallier à cette crise humanitaire et ses ramifications, mais si vous dites que ces migrants de misère sont porteurs de fléaux, comme on peut être porteur d'un virus ou d'un gène criminel, cela veut dire, suivant votre raisonnement puriste et darwinien, que ces femmes, ces hommes et ces enfants de tous âges sont des criminels potentiels, donc à bannir. Non Monsieur Ouyahia, ils ne sont pas tous porteurs de fléaux, ils sont d'abord et surtout porteurs de messages de secours que vous avez délibérément omis d'entendre. Et ceux parmi eux qui représentent un danger pour la nation, il faut les identifier et les traduire devant les tribunaux ou les reconduire chez eux. Votre regard outrageusement stéréotypé et vos généralités toutes faites ne résistent pas une seconde à l'analyse objective de ce terrible drame humanitaire qui se jette à la figure de l'humanité toute entière. Les fléaux dont vous parlez existent bel et bien chez nous, comme partout, bien avant l'arrivée de ces migrants de misère qui sont partis de chez eux pour donner un sens à leur vie. Si partir, c'est mourir un peu, comme dit le poète. Hélas, ces pauvres migrants sont partis de chez eux pour mourir beaucoup, et tous les jours ! De grâce donc, n'en ajoutez pas des couches en voyant chez les survivants des traversées mortelles que ce qui vous semble bon à voir : des tares et des fléaux. Je vous rassure Monsieur Ouyahia, que lorsque nous sommes dissociés de notre dignité humaine, nous sommes tous susceptibles de devenir des porteurs de fléaux, vous y compris. Les fléaux sociaux ne sont pas l'apanage d'une catégorie sociale ou ethnique, n'en déplaise aux nationalistes hypertrophiés d'ici ou d'ailleurs, ils sont souvent la résultante d'un discours stigmatisant et pervertissant la nature et l'âme humaines. Le regard malveillant aux relents xénophobes d'une partie de l'élite et de la société algérienne à l'égard de ces migrants de misère est tout simplement choquant et révoltant. Par vos propos, vous venez d'en donner une illustration édifiante, Monsieur Ouyahia. Sans vouloir idéaliser naïvement ces migrants de misère, ni faire abstraction de ce qui peut accompagner ces flux migratoires massifs, ces migrants qui s'invitent chez nous ne sont-ils pas plutôt et avant tout des victimes ? Pour vous rendre compte de ce drame humanitaire, faut-il vous rappeler que quitter son pays est une souffrance et le fuir, une tragédie ? Et parmi ces migrants que l'on croise ici et là, faut-il vous rappeler qu'il y a ceux qui ont quitté leur pays (rarement de bon gré) et ceux qui l'ont fui en fuyant la mort ? Faut-il vous rappeler que les Algériens, que nous sommes, avons vécu ce drame humain depuis toujours, en temps de guerre comme en temps de paix ? Faut-il vous rappeler l'épisode des zones interdites en Algérie à l'ère coloniale ? Faut-il vous rappeler l'exode massif des années noires ? Faut-il vous rappeler que bon nombre d'Algériens ont quitté, ont fui leur pays pour se chercher ailleurs, chez les autres ? Faut-il vous rappeler que le drame de ces migrants n'a pas été un choix, mais une échappatoire circonstancielle ? Faut-il vous rappeler qu'ils y étaient forcés par des Etats voyous et des hommes politiques sorciers, comme ceux qui courent les rues aujourd'hui ? Faut-il vous rappeler que ces enfants miséreux que vous entrevoyez chaque jour, en temps de chaleur et en temps de froid, à travers les vitres teintées de votre grosse cylindrée en allant à votre bureau ou en rentrant chez vous, sont des êtres faibles qui s'attendent à un regard compatissant et tendre, accompagné d'un sourire et idéalement d'un sou de survie ? Faut-il vous rappeler que ces enfants qui font la manche ont plutôt droit à l'école et à un toit au même titre que nos enfants, bref ils ont le droit à une vie d'enfant ? Faut-il vous rappeler que ces familles de migrants ont plutôt droit à une protection et à un minimum de confort pour se conformer à vos normes citoyennes et républicaines ? Faut-il vous rappeler que si ces migrants se sont introduits en Algérie de manière illégale, comme vous le dites si brillamment, c'est parce qu'ils ont fui des gouvernants souvent illégitimes qui n'ont aucune idée de la légalité et que devant cette crise existentielle qui prévaut dans ces pays ravagés par les conflits et les guerres, les carcans du Qanun sont presque insignifiants aux yeux de personnes effarées qui fuient une mort certaine ? Faut-il vous rappeler que si en Algérie, les étrangers en situation illégale, n'ont pas le droit au travail, ils ont par contre le droit à la protection au même titre que les Algériens, et peut-être même un peu plus, étant réfugiés ? Faut-il vous rappeler que si ces migrants de la sphère sud de la planète sont résolument tournés vers le Nord, représenté comme l'issue salvatrice qui n'en est pas une, c'est parce que leurs gouvernants ont fondé leur règne sur l'autoritarisme, la violence et la privation ? Faut-il vous rappeler qu'il serait judicieux de se demander pourquoi ces gens sont constamment à la recherche d'un ailleurs ? Faut-il vous rappeler qu'il est nécessaire d'avouer au jour d'aujourd'hui que la majorité écrasante des régimes post-coloniaux ont failli, même dans leurs missions les plus sordides ? Faut-il vous rappeler qu'il est inapproprié de s'aligner sur l'hérésie d'un bon nombre de pays occidentaux qui rejettent impunément l'Autre, en s'efforçant d'être amnésiques pour ombrager les trajectoires sinueuses qui étaient les leurs ? Faut-il vous rappeler qu'il est inadmissible de fermer les portes devant cette Afrique, berceau de l'humanité qui est en passe de devenir le fardeau insupportable de l'humanité ? Faut-il vous rappeler que l'Algérie est souveraine dans l'accompagnement de ces migrants en détresse et qu'effectivement elle n'a pas à recevoir de leçons dans ce domaine, elle pouvait même en donner ? Faut-il vous rappeler que l'Algérie a toujours été, et de manière indéfectible, aux côtés des causes justes en Afrique ou ailleurs ? Faut-il vous rappeler que vous êtes très bien placé pour témoigner de la générosité de l'Etat algérien à l'égard des pays africains en difficulté ? Faut-il vous rappeler que l'Algérie a toujours été solidaire avec ses voisins africains ? Faut-il vous rappeler que l'Algérie et les Algériens sont accueillants et altruistes quand ils ne sont pas pervertis par vos discours et vos satellites de tout acabit ? Faut-il vous rappeler que les Algériens sont nombreux à venir en aide, qui par un sourire, qui par un geste, qui par un mot à ces migrants de misère au moment où d'autres, en bons héritiers de l'idéologie coloniale, les traitent de nègres ? Faut-il vous rappeler que ces migrants, fuyant des zones de guerre, ont le droit absolu de se réfugier dans des zones de paix ? Faut-il vous rappeler à juste titre que l'Algérie a ratifié les instruments universels et régionaux des droits de l'homme et des affaires humanitaires, et ce, depuis les années 1960 ? Faut-il vous rappeler que l'Algérie a ratifié en 1969, à Addis-Abeba, la convention de l'Organisation de l'Union africaine régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique ? Faut-il enfin vous rappeler que l'Afrique appartient aux Africains que nous sommes tous. Je suis plus que convaincu que vous avez une réponse précise à toutes ces interrogations qui taraudent l'esprit d'une bonne partie de la société algérienne, c'est pourquoi j'en appelle à votre sens de responsabilité pour faire preuve d'un peu de retenue en gérant humainement cette crise humanitaire qui n'est autre que le fruit d'une bêtise humaine asservissante.