Le nouveau modèle économique qui permettra à l'Algérie de se diversifier existe. Je l'ai rencontré cette semaine. Il fallait juste bien regarder. A 1300 m d'altitude, Ath Ouabane, le village le plus reculé de la daïra de Aïn El Hammam, sur les hauts contreforts du Djurdjura, accueille du 24 juillet au 1er août le festival Raconte-Arts. Scènes culturelles, théâtre de rue, peinture, présentations de livres, poésie, rencontres-débats, ateliers artistiques, concerts de musique, déambulations nocturnes en bougies, hébergements chez l'habitant, couscous sur la place. Le concept est un syncrétisme bouillonnant de tradition (comité de village) et de futur (ouverture sur le monde). Raconte-Arts est un festival international alternatif, créatif et solidaire. Il est itinérant. Il se tient chaque année dans un village différent de Kabylie. Des milliers de personnes s'y rendent tous les jours et y veillent jusqu'au milieu de la nuit. A Ath Ouabane, à la 14e édition du festival Raconte-Arts, tous les ingrédients d'une nouvelle économie algérienne. Avec Raconte-Arts, elle est insérée dans le monde. Le festival, une persévérance lumineuse, de Denis Martinez (ex-Beaux-arts d'Alger) établi aujourd'hui à Marseille, et Hacene Metref, amène de plus en plus de touristes européens d'année en année. A Ath Ouabane, ils étaient plusieurs dizaines. Certains impliqués dans des résidences artistiques pour réaliser des créations de fusion musicale. D'autres venus en curieux entraînés par la réputation grandissante que s'est faite cet événement estival au long cours. Petite échelle, grande symbolique dans le goulag anti-touristes qu'est devenue l'Algérie sous prétexte de précaution sécuritaire. Raconte-Arts est un exercice d'économie locale autonome. Il ne consomme pas un dinar d'argent public. Le soutien d'un maire, dans ce cas l'APC d'Akbil, lui suffit. Le comité et la population du village s'occupent de tout. Accueil, parking, sécurité, hébergement, repas. Pas un gendarme, pas un policier dans le village. Maintenus très loin en contrebas. «Ici, nous assurons seuls le bien-être de nos invités». Le ressenti de la liesse n'en devient que plus facile. La régulation par le marché aussi n'est jamais loin. Economie solidaire mais réaliste. Les artistes invités sont pris en charge par les villageois. Les visiteurs festivaliers dépensent comme on le fait partout pendant ses vacances. Le chiffre d'affaires du commerce local à Ath Ouabane n'est pas près d'oublier Raconte-arts, comme celui de Souama, l'été 2016. Ouverture sur le monde, dynamisme local, autonomie financière, les 8 jours trépidants du festival Raconte-Arts ont transformé la cosmologie d'un village du bout de la montagne. Il s'est raccordé à toute l'Algérie (plaques d'immatriculation de toutes les wilayas), il s'est mélangé avec de belles et insouciantes visiteuses des grandes villes d'ici et d'ailleurs en Europe. Il a goûté au génie du multiculturalisme et à sa créativité foisonnante. Sous le ciel hyper constellé d'Ath Ouabane, tailladé par l'ombre blanchie des crêtes graniteuses du Djurdjura, un modèle intégrateur-exportateur s'est déployé dans la bonne humeur parmi des citoyens de l'Algérie. A quelques centaines de mètres du 1er PC de la Wilaya III historique de l'ALN. Résumons-le : il n'est pas lié aux hydrocarbures, il n'émarge pas au budget de l'Etat, il ne fait pas travailler des Chinois, il a une balance devises positive, il fixe localement de l'activité, il vend la destination Algérie au reste du monde. Le nouveau modèle économique est plutôt simple. Il faut faire de l'Algérie un festival Raconte-Arts. Partout. Toute l'année. Une allégorie ? Pas tant que cela. Le festival Raconte-Arts rappelle en creux les incapacités du modèle de croissance des années Bouteflika budgétairo-dérogatoire. Le modèle dont les gouvernements de Abdelmalek Sellal, puis Abdelmadjid Tebboune disent vouloir sortir. Parce qu'il n'est plus soutenable. Mais qu'ils ont reproduit, ou vont continuer à reproduire parce qu'ils ne regardent pas du côté d'Ath Ouabane. Panne de revenus extérieurs oblige, le modèle de croissance vers lequel veut tendre le pouvoir politique algérien ne veut plus créer de la richesse en priorité par la dépense publique, mais par le risque d'entreprendre transféré massivement à des acteurs privés. Or, ce transfert de la prise de risque est toujours soumis à un verrou dérogatoire. A peu près rien ne peut se faire sans une autorisation préalable de l'administration. Or, l'administration est sociologiquement organisée pour ne pas «brader» son autorisation. C'est sa rente à elle. Toute la transition vers un dynamisme d'acteurs privés est cadencée au pas de l'administration qui n'a pas intérêt objectivement à un pas rapide. C'est-à-dire à un affaiblissement de son pouvoir de laisser faire. Le visa en est, à l'échelle souveraine, l'incarnation la plus spectaculaire. A Ath Ouabane, tout ce qui dépendait de l'action autonome des acteurs civiques locaux s'est hissé au niveau de l'événement. Mais des dizaines de touristes internationaux de plus n'ont pas pu venir faute de visa. L'accès physique pour le reste du monde à l'Algérie est sévèrement dérogatoire. Le développement du tourisme et des services connexes est pourtant un des moteurs annoncé de la nouvelle croissance souhaitée. L'Etat refuse même de se poser la question de savoir pourquoi il n'arrive pas à desserrer l'étreinte sur le visa alors qu'il sait aujourd'hui qu'il est devenu l'obstacle n° 1 à l'essor des revenus en devises provenant du tourisme. Considérations sécuritaires ? Des dizaines de Français étaient cette semaine à Ath Ouabane, la destination que voulait rejoindre en septembre le brave guide de montagne Hervé Gourdel, intercepté, en septembre 2014, sur un sentier de la forêt voisine par un groupe terroriste. La dérogation Visa est déclinée partout à l'identique dans l'Algérie de la fin des années Bouteflika. Au CNI, pour la sélection des grands investissements, dans les cabinets ministériels pour les agréments professionnels, au bureau du wali pour l'acceptation de l'accès au foncier industriel, à la banque publique pour les dossiers de crédits, désormais au ministère du Commerce pour les licences d'importation, à la Banque d'Algérie pour l'exportation. Le régime dérogatoire crée une économie discriminatoire. Sans autre souffle que la dépense publique. Et l'Algérie n'est pas près d'en sortir. Le contre-modèle qui peut mobiliser les initiatives dont a besoin la balance des paiements algérienne est, lui, décentralisé, débureaucratisé, en offshore territorial populaire. Cela ressemble furieusement au festival Raconte-Arts d'Ath Ouabane.