La décision du gouvernement de faire tourner la planche à billets pour disposer d'argent frais — ou d'argent tout court — suscite les pires inquiétudes quant à l'usage qui en sera fait et aux risques de dérives hyperinflationnistes qui pourraient en découler. Pour certains économistes, comme l'ancien chef de gouvernement Ahmed Benbitour, en ouvrant ainsi la voie au financement non conventionnel, l'Algérie se dirige inexorablement vers des pics d'inflation jamais atteints auparavant. Pour d'autres, en revanche, il ne tiendrait qu'aux pouvoirs publics d'éviter un tel désastre économique et social, voire politique, en veillant d'abord et avant tout à éviter tout abus ou surdosage du traitement exceptionnel que doit rester ce mode financement. Au gouvernement donc de contrôler ou pas sa boulimie dépensière, qui a déjà eu raison de toute l'épargne engrangée dans le défunt Fonds de régulation des recettes (FRR) et même d'une bonne partie des réserves officielles de change. Déjà vu… L'Etat qui décide de renflouer son Trésor directement auprès de la Banque d'Algérie (BA), cela a déjà existé et pendant vingt-cinq ans, soit de 1965 à 1990, nous dit Badreddine Nouioua, économiste et ancien gouverneur de la Banque centrale. A l'époque, ajoute-t-il, le Trésor avait même droit à des découverts sans aucune limite auprès de la BA, sans que cela ait contribué réellement à engendrer une inflation démesurée. Dans le contexte économique présent, note-t-il cependant, la valeur du dinar n'est plus fixée comme auparavant et les risques de dérives inflationnistes viendraient surtout de la dépréciation que connaît actuellement la parité de la monnaie nationale. Selon les estimations officielles, faut-il en effet rappeler, le pouvoir d'achat du dinar s'est déprécié de plus de 30% en seulement trois ans de crise et de creusement continu du déficit de la balance des paiements, ce qui n'a pas manqué d'alimenter fortement les tendances lourdes au renchérissement des prix avant même la perspective d'un quelconque recours à la planche à billets. Prudent dans ses prévisions, sans pour autant être tout à fait rassurant, Badreddine Nouioua estime qu'il faut «éviter absolument les déclarations alarmistes, car cela crée des mouvements de panique qui peuvent engendrer une perte dangereuse de toute confiance en la monnaie nationale.» A ce stade, avance-t-il en guise d'argument, «l'Etat n'est pas en faillite, mais fait face à des problèmes de disponibilité de ressources comme cela peut arriver ailleurs.» Selon lui, «il faut donc se garder d'avancer des anticipations trop hâtives sur les risques d'une hyperinflation, d'autant que même quand l'Algérie était sous les conditionnalités d'ajustement structurel avec le FMI, l'inflation ne dépassait guère des niveaux de 30%.» L'Algérie n'est pas le Japon Ce que le gouvernement a décidé de faire pour renflouer le Trésor, indiquent des intervenants de la scène économique locale, est tout simplement du «quantitative easing» (QE), correspondant à ce qui est désormais intégré dans la Loi sur la monnaie et le crédit (LMC) comme du financement interne non conventionnel. Devenu en vogue dans certains pays développés à la suite de la crise mondiale de 2008, le QE ou l'assouplissement quantitatif est défini en effet comme étant un dispositif de politique monétaire non classique, consistant en des achats massifs de bons de Trésor ou autres titres par la Banque centrale pour faire face aux crises de liquidités, en augmentant ainsi la masse monétaire. Une fois l'économie sortie de sa récession, les Banques centrales résorbent en principe tout excès de liquidités afin de contrer tout risque potentiel de dérive inflationniste. Pour justifier de l'opportunité de son choix de recourir au «QE», le gouvernement d'Ahmed Ouyahia martèle à tue-tête les expériences concluantes conduites en la matière par les Banques centrales de certains pays, à l'instar des Etats-Unis et du Japon. Sauf que l'Algérie n'est pas le Japon et l'économie nationale ne dispose guère de potentiel de production et d'exportation en dehors des hydrocarbures, d'où le risque d'une expansion artificielle de la masse monétaire sans contrepartie productive réelle. Un risque qui serait ainsi synonyme de poussées inflationnistes incontrôlées, à moins que la Banque d'Algérie garde toutes ses prérogatives en matière de politique monétaire et de maîtrise de l'inflation. Garde-fous Avant d'avancer un quelconque pronostic sur un possible phénomène d'hyperinflation, il faut d'abord attendre de voir quel type de QE sera mis en place et quels dettes et actifs de quelles entités seront achetés par la BA, nous expliquent certains experts. «Les discours des politiques et les communiqués de presse, arguent-ils, sont une chose, et ce que feront le Trésor et la BA est une autre chose.» Selon eux, «la création monétaire est un instrument valable et même strictement indispensable dans un pays comme le nôtre qui souffre d'un assèchement paroxystique des liquidités.» Toujours est-il que, admettent nos interlocuteurs, «le financement non conventionnel ne peut être utilisé qu'en combinaison avec d'autres mesures de financement et sous conditions quantitatives et de monitoring.» Le plus important, concluent-ils, «reste évidemment de ne pas alimenter les circuits inflationnistes, ce qui requiert en tout état de cause des limites quantitatives.» Et de rappeler en définitive que jusque-là, «une grosse partie de notre inflation n'est pas d'origine monétaire mais due à des distorsions des marchés et à de graves défauts de régulation de l'Etat, ce qui laisse donc de la place pour du QE intelligent, sans conséquence inflationniste grave.» Dans le même ordre d'idées, l'ancien gouverneur de la BA, Badreddine Nouioua, relève qu'avec le financement non conventionnel, il y aura forcément de la création et de la distribution de billets, ce qui risque bien sûr d'alimenter l'inflation. Pour que celle-ci reste maîtrisée et contrôlée, suggère-t-il cependant, «il faut que l'argent aille à l'investissement pour qu'il y ait une contrepartie productive», de même qu'il faut, ajoute-t-il, «rationaliser les dépenses des collectivités et des entités publiques qui dépensent déjà trop.» Et alors que les réseaux informels brassent des capitaux colossaux, il sera plus qu'opportun, recommande enfin notre interlocuteur, d'imposer l'obligation de paiement par chèque pour éviter d'alimenter davantage les circuits non bancaires. C'est dire, en définitive, que la maîtrise des risques hyperinflationnistes qui peuvent naître du financement non conventionnel dépendra en dernier ressort des limites que l'Etat et ses institutions décideront ou non de s'imposer…