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L'art et la manière de passer à côté
Publié dans El Watan le 24 - 10 - 2017

Alice Zeniter, petite-fille de harki, a réussi à faire connaître au grand public, cinquante-cinq ans après l'indépendance, la craquelure familiale qu'a causée la Guerre d'Algérie chez ceux dont on disait alors qu'ils avaient fait le mauvais choix, celui de la France qui ne les a jamais payés en retour, étant au contraire marginalisés dans ce qu'ils croyaient à tort devenir leur pays.
Le syndrome de la mauvaise conscience étant ce qu'il est en France, sans briser le consensus admis sur les bons et les mauvais, Alice Zeniter parle de cette histoire harkie depuis la source de la faute de son grand-père. Tant et si bien que pour dédouaner l'histoire, il n'y a pas une seule émission de radio ou de télévision qui ne l'ait invitée, pas un seul journal qui n'ait traité du livre.
La trentenaire (elle est née en 1986) a refait dans L'art de perdre (éditions Flammarion), le chemin inverse dans sa filiation originelle, remontant jusqu'à son aïeul qui, un jour, sans jamais combattre pour la France, devient un indicateur de la caserne toute proche de son village, dans la région de Palestro.
Une attitude pour le moins incongrue, alors que ses cousins rejoignent le maquis. Alice Zeniter raconte ces péripéties dans le menu, brossant le portait d'un homme qui avait réussi dans le domaine de l'olive, après avoir servi, contraint et forcé, comme beaucoup d'Algériens, dans l'armée d'Afrique qui participa en 1944 à la libération de la France de la présence allemande.
Jusqu'au coup de feu de 1954, l'auteure décrit un homme qui semble très loin des velléités algériennes de lutter pour la dignité et retrouver l'indépendance, au prix de sacrifices et du don de soi. En fait, elle nous décrit un homme pour qui cela passe totalement au-dessus. C'est comme ça qu'il perdra. Dès lors, le livre censé lui rendre hommage et comprendre son drame familial, n'est plus «l'art de perdre», mais plutôt l'art et la manière de passer à côté.
Hors du sens de l'histoire
Alice Zeniter nous trace les contours d'un homme tout à fait hors du temps, hors du sens de l'histoire. Il ne fait pas l'effort de comprendre que quelque chose d'important se passe en Algérie et que l'étendard national flottera bientôt sur le pays.
La deuxième phase du roman est le départ de la famille dans les bagages de l'armée coloniale, puis le regroupement des harkis dans les camps du Sud, puis des années plus tard, la révolte des enfants de harkis et leur dispersion dans d'autres régions. Pour eux, le contexte social de l'exploitation est très souvent le même que celui des Algériens immigrés, surtout dans les années 70 et 80.
Le troisième moment est donc celui des enfants, puis des petits-enfants, qui n'ont rien demandé, dont Alice, troisième génération. Elle aborde leur reconstruction morale dans un pays frileux vis-à-vis aussi bien des Algériens immigrés que des familles de harkis, dont bien malin est celui qui saurait faire la différence, vu que les coutumes, la langue, la manière de s'habiller sont les mêmes.
Le dernier moment est celui où la narratrice, après s'être effacée derrière l'histoire, laisse Naïma, la petite-fille (Alice elle-même) faire en quelque sorte le making-off de cette narration dans son passé algérien, elle qui croit vivre comme une jeune Française comme les autres.
Elle décrit au final son voyage de quelques jours en Algérie. Elle y va pour retracer l'œuvre d'un artiste exilé qui doit faire l'objet d'une rétrospective dans la galerie pour laquelle elle travaille à Paris. Cela l'amène à des retrouvailles avec la famille dans leur maison sur la crête…
Tout au long de ce roman de 506 pages qui vient d'obtenir le prix Landernau, Alice Zeniter parle avec humanité du cauchemar vécu par les familles des harkis. Par contre, elle fait l'impasse, sauf au travers de quelques formules rapides, sur l'inéluctable qu'a été le besoin de tout un peuple de se libérer du joug de la colonisation. Il manque dans son récit des personnages forts et crédibles, des Algériens qui ont porté le drapeau sans craindre pour leur vie.
Il manque les héros, ceux dont on bariolait après l'indépendance les murs du slogan «Un seul héros, le peuple». En ce sens, elle a manqué son rendez-vous littéraire avec l'histoire qui aurait pu être si fécond. Elle passe, elle aussi, à côté d'une rencontre et d'une réelle explication sur ce qui pousse les êtres humains à agir et interagir.
«Mécaniques du chaos»
A ce sujet, parmi les autres livres parus, le titre de Daniel Rondeau, même s'il ne parle pas que de l'Algérie, est tout à fait clair. Son Mécaniques du chaos (Grasset) dissèque le fonctionnement de la machinerie humaine qui conduit aux désastres planétaires.
Partant de ce qui se passe ces dernières années avec tous les périls qui nous menacent, dont le terrorisme international, il vise juste dans le centre de la cible : des causes qui sont plus complexes qu'une histoire familiale. Dans un autre livre, de Brigitte Giraud, intitulé Un loup pour l'homme (Flammarion), l'auteure s'introduit dans une autre horreur, celle qui a amené des milliers de jeunes soldats français dans la Guerre d'Algérie, un combat qui les a broyés.
A l'assaut des prix littéraires
Dans la première sélection des ouvrages concourant au prix Goncourt, trois ouvrages traitant de l'Algérie y figuraient : Kaouther Adimi (pour Nos richesses (Seuil), Brigitte Giraud pour Un loup pour l'homme (Flammarion) et Alice Zeniter, pour L'art de perdre, chez Flammarion. Dans la dernière liste, seule cette dernière était encore en lice, de même qu'elle est dans la course pour le prix Fémina, avec une petite surprise. En effet, après avoir été écartée de la deuxième liste, elle est repêchée dans les troisième et dernière listes.
Nos richesses, de Kaouther Adimi, reste en lice au prix Renaudot (elle est aussi sur la liste pour le prix Médicis), en compagnie de Mécaniques du chaos, de Daniel Rondeau, paru chez Grasset, un des plus beaux livres de cette année, dans lequel l'Algérie est très présente. L'essai de Salim Bachi, dont nous avions rendu compte avec un entretien accordé par l'auteur à El Watan est, quant à lui, sur la dernière liste du prix essai Renaudot.


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