En dépit des dissonances internes qui ont caractérisé la gestion américaine des crises au Moyen-Orient, un consensus stratégique se dessine sur la nécessité de contenir l'expansion de l'Iran en concentrant les opérations de déstabilisation sur le Hezbollah libanais perçu comme son principal levier d'influence. En effet, la configuration géopolitique introduite par l'internationalisation de la crise syrienne a amené le Hezbollah à élever son action au rang régional en s'imposant comme un acteur indispensable dans le dispositif de défense de l'axe Téhéran-Damas. Le succès militaire d'Al-Boukamal et en filigrane, le spectre de la réunification du territoire syrien par Damas et ses alliés, renforce l'urgence d'une action des acteurs régionaux hostiles à l'Iran. L'affaire Hariri et les développements politiques qui l'entourent tendent à montrer que les tenants du rapport de force régional se jouent à présent au Liban dans le cadre d'une convergence stratégique entre Washington, Riyad et Tel Aviv pour affaiblir le Hezbollah. La complémentarité d'intérêts entre Saoudiens et Israéliens est telle qu'elle conduit l'ancien ambassadeur des États-Unis en Israël, Daniel B. Shapiro, à se demander dans une tribune (« Is Saudi Arabia Pushing Israel Into War With Hezbollah and Iran? ») publiée le 7 novembre dernier par le quotidien israélien Haaretz, si Tel Aviv n'était pas sur le point d'adopter l'agenda belliqueux de Riyad en s'engageant dans un conflit avec le Hezbollah au Liban. L'hypothèse de l'imminence d'une guerre israélienne largement évoquée dans la presse internationale a été finalement écartée par les déclarations du chef d'État-major israélien Gadi Eizenkot qui confirme qu'Israël n'a aucune « intention d'engager un conflit avec le Hezbollah au Liban » tout en indiquant clairement qu'il ne tolérerait aucune menace stratégique. Il a, à cette occasion, proposé à l'Arabie une coopération visant à « partager les expériences et renseignements avec les pays arabes modérés pour confronter l'Iran ». Dans cette logique régionale visant à contenir l'Iran, le terrain libanais occupe donc à nouveau une place centrale, l'enjeu se cristallise autour du Hezbollah dont la stratégie de régionalisation a été dictée par les contraintes stratégiques. Née dans le sillage de la révolution iranienne, l'organisation chiite a d'abord été partie intégrante de la stratégie panislamiste impulsée par Téhéran pour résister à l'hégémonie américaine régionale. L'Iran a, dans ce contexte, appuyé la structuration et l'organisation de forces engagées dans le combat contre l' « ennemi » israélien et avec lesquelles elle entretient un lien idéologique puissant. Mais la fin de la guerre civile libanaise amène le Hezbollah à s'inscrire progressivement dans une stratégie de nationalisation qui culmine avec sa participation au système politique à partir de 1992. Face à Israël, allié organique des États-Unis qui occupe le sud Liban, le Hezbollah consolide ses alliances avec l'Iran pourvoyeur de fond et de matériel, et la Syrie dont le role est primordial pour l'approvisionnement de son arsenal et le renforcement de ses capacités militaires. La légitimité de la résistance renforce son enracinement au sein de la société libanaise. La victoire historique que représente le retrait israélien en 2000 illustre aussi bien la montée en puissance du système de défense de la branche militaire de l'organisation que l'efficacité de ses modes opératoires. Le Hezbollah s'affirme au cours des années qui suivent comme un acteur majeur sur la scène politique locale résistant aux répercussions déstabilisantes qu'entraine l'application de la doctrine Bush, reposant sur les guerres préventives pour prévenir l'émergence d'une nouvelle puissance rivale et diffuser les valeurs libérales dont l'effet domino provoquerait a terme une vague de démocratisation régionale. Le point d'orgue du projet néoconservateur du Nouveau Moyen Orient est la guerre des 33 jours en 2006 dont l'objectif déclaré l'éradication du Hezbollah présenté comme levier de la stratégie régionale de Téhéran. En réaction, à la stratégie américaine d'endiguement de l'Iran et d'isolement de la Syrie, Damas et Téhéran renforcent leur alliance pour combler leur différentiel de puissance face à Washington et Tel Aviv et améliorent leurs capacités de dissuasion. Dans la foulée de la modernisation de son appareil militaire, l'Iran appuie l'ascension des forces politiques chiites sur l'échiquier irakien, qui cristallise l'affrontement américano-iranien, et favorise la constitution de groupes armés aptes aux combats asymétriques. De son côté, la Syrie assure le transfert de matériels militaires au Hezbollah et la coordination entre les différentes bases d'opérations. Ce système d'alliance dont la solidité s'est vérifiée à l'épreuve de la guerre de 2006 permet aux acteurs de surmonter les tentatives de déstabilisation régionale, le rôle de liaison du régime syrien assurant la pérennité du soutien logistique et militaire iranien au Hezbollah. A la veille de l'entrée en scène des mouvements de contestations dans le monde arabe, l'organisation politico-militaire libanaise est dotée d'un système d'armes sophistiquées et a perfectionné son savoir-faire tactique, cette transformation qualitative revalorise sa position au sein de l'axe stratégique Téhéran Bagdad Damas Beyrouth. Mais l'internationalisation de la crise syrienne dès l'été 2012 et la tentative de renversement du régime syrien menace le maintien corridor stratégique reliant l'Iran à la méditerranée. Le Hezbollah est alors contraint de s'adapter aux nécessités imposées par la nouvelle donne et intervenir directement en Syrie devenue le théâtre d'affrontement d'un âpre rapport de force entre l'axe de Téhéran, et les adversaires régionaux et internationaux de l'État syrien. L'effondrement du régime de Damas aurait pour corollaire l'enclavement du Hezbollah qui se retrouverait privé de profondeur stratégique en Syrie. L'organisation est amenée à maintenir une mobilisation soutenue sur le terrain en Syrie en dépit d'un coût humain et logistique élevé. Par ailleurs, elle s'engage également en Irak pour encadrer et entrainer les groupes armés chiites alliés de Téhéran dans un contexte où la crise syrienne sert de prétexte au retour triomphant des États-Unis sous couvert de lutte contre le terrorisme. La rencontre d'intérêts objectifs entre le groupe État Islamique et les Américains explique la complaisance et l'appui offerts par Washington aux jihadistes dans le cadre des affrontements qui les oppose aux forces irakiennes alliées de l'Iran. Mais le déclenchement des hostilités entre l'EI et les forces kurdes, bras opérationnel de Washington entraine un revirement et la mise en place d'une coalition internationale sous commandement américain pour combattre le groupe. En dépit, des tentatives d'affaiblissement du régime iranien, en Irak et en Syrie, celui-ci conserve ses atouts stratégiques dans le rapport de force avec les États-Unis, l'Arabie Saoudite et Israël. En Syrie, la défaite d'al-Tanf et l'établissement de la jonction entre l'armée syrienne et les forces irakiennes portent un coup sévère à la stratégie de partition du territoire, la reconquête de Deir Ez-Zor rétablit la continuité stratégique entre l'Iran et la Syrie. Sur le terrain yéménite, l'Iran apparait comme le principal fournisseur d'armes et de matériels de la rébellion Houthi qui conserve ses capacités de nuisance après deux et demi d'intervention militaire saoudienne. Parallèlement, ni les efforts déployés par l'administration Trump pour affaiblir le Hezbollah, à travers les sanctions économiques drastiques adoptées dans le cadre du «Hizballah International Financing Prevention Act» du 18 décembre 2015, ni la décision du CCG d'inscrire, en mars 2016, le Hezbollah sur la liste des organisations terroristes n'ont eu l'effet escompté. Or, il apparait clairement aujourd'hui que les manœuvres saoudiennes appuyées par l'administration Trump pour accélérer la déliquescence de la scène politique libanaise et raviver les antagonismes internes constituent la première frappe d'une série d'opérations à venir dans le but de fragiliser le Hezbollah et l'isoler davantage. Car si le rôle régional de l'organisation s'est amplifié dans l'engrenage de la crise syrienne, il a renforcé à la fois ses atouts et ses vulnérabilités. D'un côté, le Hezbollah a procédé à un saut à la fois qualitatif et quantitatif, renforçant sa force de frappe balistique et sa capacité à mener des opérations offensives. La bataille du Jurd Ersal en juillet dernier a sur ce point livré un aperçu du potentiel combatif et de l'innovation tactique dans la posture offensive des combattants du Hezbollah. Sur un autre plan, la régionalisation a eu un coût médiatique et politique élevé. La popularité du Hezbollah a connu un déclin relatif. Perçu en 2006 comme la figure de proue d'un panarabisme ressuscité, Nasrallah semblait au sommet de sa gloire. Aujourd'hui, le Hezbollah ne fait pas l'unanimité, ayant perdu de sa popularité au sein de la majorité sunnite dans le monde arabe. La régionalisation a néanmoins permis à cette organisation de survivre aux mutations radicales du contexte géopolitique.