Si les autorités iraniennes sont parvenues à faire échec à la tentative d'instrumentalisation de la dynamique protestataire, la prégnance de l'approche néolibérale dans les orientations économiques nationales et la poursuite de politiques d'attractivité des investissements directs étrangers conduisent le pays à une impasse socio-économique certaine. Anis Naccache, militant de la première heure pour la cause palestinienne, spécialiste du Moyen-Orient dirigeant le réseau Aman pour les études stratégiques, livre dans cet entretien pour El Watan son analyse du contexte politique iranien et des enjeux qui cristallisent les oppositions internes. – Au-delà des facteurs internes et des difficultés économiques que connaît l'Iran et qui ont alimenté le mécontentement social, les observateurs ont parlé de récupération et d'instrumentalisation des manifestations dans le cadre d'une stratégie de déstabilisation orchestrée par les Etats-Unis, l'Arabie Saoudite et Israël. Que pensez-vous de cette lecture de la situation ? Je ne crois pas aux coïncidences, surtout lorsque des informations précédant le mouvement de contestation vous parviennent. On a observé que les Américains et les Saoudiens se sont subitement intéressés aux Moudjahidine Khalq, en organisant et en finançant de grandes conférences à Paris. Les Moudjahidine du peuple — mouvement d'opposition en exil qui a longtemps figuré sur la liste américaine des organisations terroristes et était interdit d'activité en France (condition de l'accord autorisant le départ de son leader Massoud Rajavi vers l'Irak) — se retrouve brusquement propulsé sur le devant de la scène. La réhabilitation et la légitimation de cette opposition se présentent comme une tentative de récupération de la jeunesse iranienne. D'autres informations ont également été transmises depuis Erbil, après l'arrestation de plusieurs personnes impliquées dans l'exécution d'un plan élaboré notamment par les Saoudiens. La convergence d'un faisceau d'éléments confirme la réalité d'une stratégie de déstabilisation avec une tentative de jouer sur une base ethnique, en essayant de mobiliser des Balouches d'Afghanistan et des Kurdes. Les médias alternatifs ont orchestré la propagande, et ce n'est pas un hasard si 130 chaînes de télévision en langue persane ont consacré un temps égal à une couverture médiatique tendancieuse des événements, en mettant en avant les mêmes slogans. Des appels à un soulèvement armé ont été lancés à travers l'application Telegram. Dès la première manifestation, on a incité les manifestants à la violence en les encourageant à s'en prendre au guide suprême, à s'attaquer au drapeau national pour enflammer la situation. Nous n'étions pas confrontés à une logique de changement revendicatif, mais plutôt à celle d'un changement radical qui avait un air de déjà vu. Des Iraniens ont d'ailleurs fait le rapprochement avec certaines manifestations qui se sont déroulées en Syrie et en Libye et au cours desquelles le remplacement du drapeau national était destiné à envoyer un signal fort, la rupture avec le gouvernement et sa délégitimation. Mais le scénario catastrophe a échoué d'abord parce que le régime iranien est fort et qu'il conserve une large base sociale, mais également parce que ses services de sécurité sont rodés à la confrontation avec des mouvements de foule contestataires et leur méthode s'est jusque-là révélée efficace. En récupérant, après les 4 premiers jours de manifestation, les bandes de vidéo surveillance, ils ont pu identifier les meneurs les plus violents et procéder à leur arrestation. – Cette nouvelle tentative de déstabilisation s'inscrit dans la politique menée par Trump depuis son arrivée à la direction des affaires. Comment expliquez-vous que le confit avec l'Iran devienne la confrontation principale dans une configuration où les Etats-Unis sont en déclin et que l'on assiste à la montée progressive de concurrents stratégiques de rang égal ? Je considère que cette extrême convergence entre l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis contre l'Iran ne reflète pas les orientations de l'Etat profond, il s'agit uniquement de la ligne suivie par Trump et son entourage qui collaborent étroitement et directement avec Mohammed Ben Salmane et Mohammed Ben Zayed. Les officiels expérimentés, les services de renseignements, le Pentagone, les spécialistes du State Department sont dubitatifs quant à l'aventurisme du prince héritier. Trump et Ben Salmane sont en train de s'enfoncer dans des sables mouvants après une succession de décisions irréfléchies qui ont eu l'effet inverse de celui recherché, à savoir l'affaiblissement de l'Iran et de l'axe de la résistance. Le grand consensus stratégique aux Etats-Unis a disparu et il y a aujourd'hui des dissonances quant à l'appréciation des intérêts et des menaces. Preuve en est une vingtaine d'ex-agents de la CIA ont envoyé une lettre à Trump pour faire connaître leur opposition à une politique qui dessert l'intérêt des Etats-Unis, estimant que l'Iran ne constitue pas la principale menace stratégique. La véritable inquiétude des Américains concernant Téhéran reste la consolidation d'un axe de la résistance contre Israël. De ce point de vue, les décisions précipitées et inconsidérées du président américain ont permis d'unifier les rangs, après l'annonce concernant la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël, les liens entre les Frères musulmans, le Hezbollah et l'Iran se sont resserrés. – Comment analysez-vous aujourd'hui les divisions sur la scène politique iranienne ? Quels sont les facteurs de tension ? Le principal clivage oppose ceux qui ont soutenu l'approche de Rohani et qui ont totalement parié sur les retombées de l'accord nucléaire pour redresser la situation économique, et ceux qui se sont, dès le départ, montrés prudents en estimant que la levée des sanctions économiques n'est pas une solution miracle et qui considèrent avec beaucoup de circonspection l'éventualité d'une arrivée massive des investissements européens. Les pays occidentaux ont espéré, avec la signature de l'accord du 14 juillet 2015, le retour des Iraniens à la table des discussions pour engager des négociations sur l'Irak, la Syrie et la Palestine, ce qui ne s'est évidemment pas produit. La deuxième contradiction porte aujourd'hui sur les grandes orientations économiques. D'un côté, il y a ceux qui défendent une vision libérale de l'économique misant sur les réformes structurelles du secteur bancaire, le transfert de technologie et un cadre incitatif en matière d'IDE ; et de l'autre, ceux qui s'accrochent à une conception plus «sociale» et sont en position de faiblesse. – Justement, la stratégie de réforme économique globale de Rohani marquée du sceau libéral est en train de bouleverser les grands équilibres sociaux. Le président iranien peut-il poursuivre cette politique en dépit de son coût social élevé ? A mon sens, cette stratégie est aujourd'hui dans l'impasse. Les grands projets qui attendent le renfort de l'investissement étranger sont paralysés et jusque-là aucun pays n'a avancé de crédit à l'exportation ou apporté des financements substantiels. L'Inde a signé un accord pour développer le port de Chabahar, mais le projet reste très limité. De son côté, la Chine octroie des crédits par le biais de banques commerciales, mais les taux d'intérêts sont élevés. Donc, si Rohani mise principalement sur les IDE, la situation est bloquée, sans parler du fait qu'une politique de privatisation tous azimuts réduit la marge d'intervention de l'Etat pour amortir les coûts sociaux. – La principale raison qui explique la pusillanimité des investisseurs européens est la multiplication et le renforcement des régimes de sanctions édictés par les Etats-Unis. Quelles sont les propositions aujourd'hui avancées pour limiter les répercussions de cette politique de pression par le droit ? Je crois que la principale alternative est de se tourner vers l'Est. II y a 10 ans déjà, le guide suprême, l'ayatollah Khamenei, a mis en garde les Iraniens en déclarant qu'«on ne peut plus faire confiance à l'Occident». A l'époque, le premier partenaire commercial de l'Iran était l'Allemagne, trois mois plus tard, c'est devenu la Chine. Mais l'entourage de Rohani fait montre d'obstination dans le choix des partenaires européens qui pour l'instant ne veulent rien leur vendre, ou leur financer. Or le débat sur les choix stratégiques en matière économique peut prendre encore deux années avant que l'on ne prenne conscience de l'ampleur et de la persistance du problème. Sauf qu'une économie très dépendante des recettes d'exportation de l'industrie pétrochimique qui se tournerait exclusivement vers l'Europe aurait beaucoup à perdre. L'Occident a vendu des illusions à Rohani, mais il faut espérer qu'après les démonstrations du mouvement de contestation, il y aura réexamen de la stratégie de réforme économique. Il faudrait renforcer le partenariat stratégique avec les Chinois, les Russes, et les Turcs, avec lesquels les Iraniens ont des accords mais qui peinent à développer les affaires en travaillant à partir de leurs monnaies nationales respectives. Il faut accélérer les innovations, on ne peut pas attendre les banques internationales et travailler uniquement à partir du dollar et de l'euro. Après l'annonce faite par la Chine d'acheter son pétrole en yuan indexé à l'or, on imagine la fin irrémédiable du système de Bretton Woods. Pékin et Moscou disposent également d'alternatives technologiques illustrées notamment par les 40 millions de comptes Télégram (application russe) ou les radars de mesure balistique. Nous sommes de ce point de vue en train d'assister à un tournant stratégique majeur, même si je n'ai pas l'impression que Rohani et ses ministres ont pris la mesure de ce changement.