Vivant à Port-au-Prince, il nous parle du drame qui a frappé son peuple, et de son œuvre, réputée pour sa qualité et son engagement. Comment sortir du drame du séisme du 1er janvier 2010 qui a frappé Haïti ? Il faut sortir de deux choses : les problèmes immédiats de la population, comme ceux du logement ou de la nourriture, et ceux, plus graves, des disparités sociales. Le séisme n'a pas choisi ses victimes, mais ses effets seront inégalement distribués selon les moyens dont disposent les gens. Il faut combattre cette situation. On parle de reconstruction, mais de quoi ? Il faut reconstruire dans le sens d'une équité citoyenne, c'est ce qui manque. L'Etat haïtien a mal géré la suite de la révolution haïtienne. C'est un pays qui n'a pas encore pu établir une sphère commune de citoyenneté en fonction de l'humanisme républicain. Si l'on doit travailler à la reconstruction, il est impératif de corriger les erreurs du pays. Cela est-il possible ? Beaucoup de personnes disent que oui. Evidemment, il y a beaucoup de forces en jeu. Le gouvernement haïtien peut être plus cohérent et plus dynamique dans ce qu'il propose. Il y a aussi la communauté internationale avec les Etats ou les ONG. Il existe une atmosphère de grand désordre, de gaspillage et de corruption. Mais il y a de bonnes choses qui se font. L'inquiétude que j'exprime est évoquée dans les médias à Haïti par les associations et les syndicats, ce qui est positif. Vous êtes souvent présenté comme auteur et intellectuel engagé. Cela veut dire quoi aujourd'hui à Haïti ? Il m'arrive d'écrire un livre, d'enseigner à l'université, d'animer des émissions de radio ou de publier des chroniques. J'essaye de dire des choses qui me paraissent utiles dans le sens d'une avancée citoyenne. Il y a trop d'inégalités, d'exclusion et d'exploitation sauvage à Haïti. C'est ce que je déteste le plus, mais je n'écris pas pour en parler. J'écris ce qui m'habite. Certains copient la sous-culture de la France ou des Etats Unis… Quelle est la part du politique dans vos romans ?Cela varie avec les livres.Bicentenaire, par exemple ? Dans ce roman, le politique est peu présente. Sa trame se déroule durant les manifestations qui vont aboutir au départ de Jean-Bertrand Aristide du pouvoir en 1995. Mais Aristide n'est pas présent dans le livre. La politique n'est pas un décor, mais un cadre. La vie se vit dans les rapports économiques, politiques, humains, sexuels… Toutes ces formes de vie peuvent être représentées dans les livres. Je n'exclue jamais la politique, comme je ne mets pas de la politique parce que c'est la politique. Les livres choisissent ! Et qu'en est-il de Thérèse en mille morceaux, paru en 2003 ? C'est l'histoire d'une femme d'une ville du nord, une ville marquée par les figures d'autorités, celle du roi, celle de Dieu ou celle du père. Une femme qui voulait se reconstruire autrement. Et dans cette reconstruction d'elle, il y a quelque chose qui relève de l'ordre de la perte. On ne peut pas se retrouver si l'on n'accepte pas de se perdre. Elle se perd donc et se trouve habitée par des voix parlant en elle, des voix intérieures, celles de sa révolte. A travers ces voix, elle va se reconstruire autrement. A Haïti ou ailleurs, la situation des femmes n'est pas correcte. Il y a trop d'inégalités et d'injustice… Vous évoquez souvent le regard de l'autre. Ce n'est pas de l'obsession, mais pourquoi cet intérêt pour l'autre et son regard ? Qu'en sais-je ! A moins d'être un imbécile doublé d'une brute, on peut difficilement construire son bonheur sans poser la question de l'altérité. A moins de vouloir voir posséder seul tous les biens du monde, il faut tout de même que le bonheur soit construit en relation avec l'autre. La question de l'autre se pose toujours. Quels sont les systèmes qui se posent ce genre de questions ? Il est vrai que les systèmes racistes ou totalitaires ne la posent pas. Je vis dans un pays où la question de l'autre a été gagnée par l'indépendance, par cette entrée fabuleuse dans l'histoire, mais en même temps, elle n'a pas été suffisamment posée par la suite. Je suis habité par cela, et quand je cite, dans Yanvalou pour Charlie, une femme qui souhaite que la pluie la débarrasse d'un bidonville, c'est une phrase que je n'invente pas, je l'ai entendue d'une bourgeoise haïtienne ! Voilà quelqu'un qui ne se pose pas la question de l'autre. Il y a une élite économique qui a un mépris total des conditions d'existence du reste de la population. Yanvalou pour Charlie (2009) est vu par certains comme le roman de l'abandon des hommes par les hommes… C'est une question fondamentale. Il y a une situation d'abandon, quand on pense aux génocides commis dans le monde et à la réaction des Etats. Il y a tellement de choses inacceptables qui se produisent dans le monde ! On finit toujours par trouver toutes les mauvaises raisons pour les accepter. Cela m'est insupportable. Le refus de l'autre est toujours présent avec ce retour en force de l'extrême droite en Europe. Discours haineux, rejet de la différence… Je suis un modeste conteur d'histoires. Je laisse le soin aux sociologues d'analyser ces discours et attitudes profondément archaïques. Malheureusement, une certaine littérature occidentale — pas l'ensemble — s'est détournée de la préoccupation de l'autre pour entrer dans une sorte d'autocontemplation. Il se développe en Occident quelque chose qui est de l'ordre du nombril. Il suffit d'avoir un nombril et un miroir pour se dire écrivain ! Il y a, à mon avis, plus d'auteurs que de littérature. La littérature pour moi, c'est Les raisins de la colère de John Steinbeck que j'ai lu à 11 ans et qui m'a marqué parce qu'il m'a posé des questions. Que savais-je d'une famille d'ouvriers américains ? La littérature a ce miracle de nous apporter l'inquiétude. Connaissez-vous la littérature algérienne ? Oui, je la connais, mais je n'en parlerai pas. Je connais les auteurs, mais je préfère garder le silence. Pourquoi ? Parce que c'est aux Algériens de me dire quels sont les auteurs algériens que je dois lire ! Vous avez signé le Manifeste pour la littérature-Monde. Cela veut dire quoi « la littérature-monde » ? Au-delà du Manifeste, il y a un livre qui été publié dans lequel chaque auteur signataire a produit un texte. Nous n'avons pas tous signé pour les mêmes raisons. Quand il y a un texte collectif, on s'entend sur les points essentiels, mais pas sur les phrasés. On n'est pas forcément tous d'accord sur les idées secondaires. Comme le monde ne vit pas un âge unique, il y a des littératures qui disent les âges différents du monde. L'âge de l'Algérie, pour des raisons historiques, n'est pas celui de la Grande-Bretagne. On ne peut pas faire comme si la littérature du monde a un centre et un âge. Je reviens à la littérature nombriliste qui circule en Occident. Ce n'est pas là l'âge de la littérature haïtienne. Il faut reconnaître la complexité du monde dans la simultanéité du non simultané. Les choses se passent en même temps, mais ne sont pas les mêmes. Il faut respecter cela. Il faut que toute la littérature du monde qui s'écrive en français puisse circuler à égalité vers toutes les communautés de langue française. Il faut que la littérature algérienne de langue française arrive au Port-au-Prince. Et, il faut que ce j'écris à Port-au-Prince aille au Cameroun. Il faut que la littérature de langue française voyage pour créer une communauté de lecteurs francophones capables de lire ces fragments, les différentes réalités du monde. Voilà mon intérêt pour ce Manifeste. Et qu'en est-il de l'écriture en créole ? La littérature s'écrit aujourd'hui dans les deux langues, créole et français. Et, on constate de plus en plus que que c'est le texte qui choisit sa langue. Ce n'est pas l'auteur. Il m'est arrivé de commencer à écrire des textes en créole avant de revenir au français. L'inverse est également vrai. Repères : Lyonel Trouillot, 53 ans, est romancier, poète et universitaire haïtien. Diplômé en droit, il a, dès son jeune âge, écrit dans plusieurs journaux à Port-au-Prince où il vit. Professeur de littérature, il anime des émissions radio et contribue à plusieurs revues dont Cahiers du Vendredi. Utilisant autant le français que le créole, il écrit également des poèmes pour les chanteurs haïtiens Toto Bissainthe et Tambou Libète. Il est auteur de plusieurs romans : Le Livre de Marie, Rue des pas perdus, Thérèse en mille morceaux, Les Enfants des héros, Bicentenaire et L'Amour avant que j'oublie… Yanvalou pour Charlie est son dernier roman. Il est également auteur de recueils de poésie, tels que La petite fille au regard d'île et Eloge de la contemplation. Il a aussi écrit un célèbre récit Lettres de loin en loin, une correspondance haïtienne. Il a participé à l'organisation du festival Etonnants Voyageurs à Port-au-Prince et est membre du jury du prix des Cinq Continents de la francophonie. Lyonel Trouillot a reçu plusieurs distinctions dont le Prix Louis-Guilloux en 2005, le prix des Amériques insulaires et de la Guyane en 2006 et le prix Wepler-Fondation La Poste en 2009. Il était à Alger la semaine dernière pour une conférence au CCF.