– L'actualité, c'est l'attaque par l'armée turque de l'enclave d'Afrine en Syrie tenue par les Kurdes syriens de l'YPG ; qu'est-ce qui a poussé la Turquie à mener cette opération militaire ? Sous prétexte de la lutte contre Daech, les americains se sont installés au nord-est de la Syrie et ont soutenu et armé les Kurdes du PYD/YPG. C'est à partir de ce moment-là que le gouvernement d'Erdoğan a commencé à se plaindre… Mais, la décision d'attaquer Afrine, opération soi-disant baptisée «Rameau d'olivier», n'est pas fondée, puisque l'essentiel des forces kurdes se situe dans le nord-est de la Syrie. A partir du moment où les Américains ont annoncé la création d'une «force de protection des frontières», composée de 30 000 hommes des Forces démocratiques syriennes (FDS), le gouvernement islamiste d'Erdoğan s'est senti obligé de faire quelque chose alors qu'il n'y a jamais eu d'attaque de la part des Kurdes d'Afrine contre la Turquie, ni même à la frontière-est, et donc l'opération «Rameau d'olivier» n'est pas fondée. – Comment les Turcs considèrent-ils la position américaine de soutien des Kurdes syriens et surtout la création de cette force frontalière en Syrie ? En général, les positions américaines sont très mal vues par de la grande majorité de la population turque. Mais parce que le gouvernement turc considère les Kurdes de Syrie comme une organisation terroriste, ou un appendice du PKK (Parti ouvrier kurde) ou sa branche syrienne, c'est ce qui a mis Ankara en colère contre les Etats-Unis. – A l'heure actuelle, pour le pouvoir turc, quel est l'ennemi prioritaire, Daech ou les milices kurdes dans la région ? C'est sans doute les milices kurdes et cela depuis le début de la guerre en Syrie, malgré l'invasion par des fanatiques venus du monde-entier de ce territoire. Pour le gouvernement turc, la lutte contre le Daech n'était toujours pas prioritaire, étant donné le risque existentiel qu'il voit à travers les Kurdes. – Comment expliquez-vous les ambivalences de la Turquie en Syrie, d'abord appelant à renverser le régime de Bachar Al Assad, ensuite négociant avec les Russes et les Iraniens ? Jusqu'à l'éclatement des révoltes dites du «Printemps arabe», les relations entre le gouvernement d'Erdoğan et le président Assad étaient excellentes. Mais avec les révoltes du Printemps arabe, l'attitude et la politique du gouvernement turc vis-à-vis de la Syrie ont radicalement changé… Les Turcs voulaient installer des gouvernements islamistes dits «modérés» dans les pays musulmans sunnites et le gouvernement turc d'Erdoğan espérait un axe d'Etats islamiques sunnites de l'Afrique de Nord, en passant par la Libye, l'Egypte, l'Irak et la Syrie. Etant la version turque des Frères musulmans, ils voulaient vassaliser tout une ceinture de régimes dits «musulmans modérés». Cela ne pouvait pas marcher étant donné que l'islam politique prôné par l'AKP ne peut pas avoir un projet social et politique alternatif… Donc, les attentes turques ne pouvaient pas se réaliser. Erdoğan voulait écraser le régime syrien. Mais, finalement, le régime de Bachar Al Assad a pu résister… évidemment avec l'aide de l'Iran, du Hezbollah libanais et surtout de la Russie. Cela a été un échec terrible pour Erdoğan. Etant politiquement dans une impasse, il s'était senti obligé de négocier avec l'Iran et la Russie pour rester dans le jeu. – Quelle est l'opinion du peuple turc sur la politique de son pays en Syrie et comment M. Erdoğan l'utilise-t-il dans sa politique intérieure ? La politique extérieure du gouvernement islamiste d'Erdoğan lui sert à l'instrumentaliser pour sa politique intérieure. C'est toujours pour gagner les élections à venir. Il veut consolider son électorat de base qui est en train de se dissoudre. Pour cela, il utilise une rhétorique tout à fait nationaliste et il pense que l'opération «Rameau d'olivier» peut lui être utile en cela. – D'un côté membre de l'Otan, mais se brouillant souvent avec ses alliés, et de l'autre ayant de bonnes relations avec la Russie malgré des intérêts divergents… Quelle est, selon vous, la stratégie turque face aux grandes puissances, notamment les Etats-Unis et la Russie ? L'Etat turc est un Etat membre de l'OTAN et de ce fait un satellite de l'impérialisme. Donc, en réalité, il n'a pas, comme on le pense souvent, une vraie marge de manœuvre sur la politique internationale, mais il fait semblant de l'avoir. Il fait semblant de jouer entre l'Occident et la Russie. Sa dépendance économico-financière à l'Ouest ne lui permet pas d'avoir une marge de manœuvre suffisante pour avoir une politique étrangère autonome. Donc, la rhétorique qu'il utilise n'est pas conforme avec la réalité. – Revenons aussi, si vous le voulez bien, sur la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme capitale d'Israël ; quelle est la position turque sur ce sujet, plus d'un mois après avoir menacé Israël de rompre ses relations diplomatiques avec lui ? Dès le début de la création de l'Etat sioniste, tous les gouvernements turcs étaient pro-sionistes. La Turquie fut le premier pays musulman a avoir reconnu l'Etat d'Israël. De toutes les façons, bien qu'étant un membre de l'OTAN, il ne pouvait pas faire autrement et ne pouvait pas avoir une politique indépendante vis-à-vis des pays de la région moyenne-orientale. La politique soi-disant anti-israélienne d'Erdoğan n'a aucune valeur réelle. C'est une rhétorique purement démagogique pour soulager son électorat musulman. Sur le plan formel, il condamne l'Etat sioniste, mais ses relations commerciales, économiques, militaires et de renseignement continuent comme toujours. Ce qui lui sert à duper son opinion publique. Après la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d'Israël, il y a eu des déclarations vides de contenu, beaucoup de bruit, et après plus rien ! Les relations diplomatiques continuent comme d'habitude. – Plus globalement, quels sont les objectifs stratégiques de la Turquie dans la région ? Le gouvernement d'Erdoğan est un gouvernement «handicapé» dans sa politique extérieure. Il ne peut pas avoir une vision conséquente et convaincante sur n'importe quel sujet de politique internationale. Sa politique extérieure a été une catastrophe jamais vue depuis la fondation de la République de Turquie en 1923. Sa politique change du jour au lendemain, sans raison ni logique. C'est pourquoi la Turquie d'Erdoğan n'a, me semble t-il, aucun objectif stratégique clair, cohérent et convaincant pour la région.