Le phare de l'îlot d'Arzew se dresse magistralement, depuis 1848, de ses 22, 4 m, face à la mer, à l'ouest du golfe d'Arzew et au nord-est du port, pour lancer ses signaux lumineux, à éclat rouge, à une distance de 22 milles nautiques toutes les 5 secondes. Son autre versant fait face à une succession de bungalows et de villas de l'ère coloniale, à une distance de 300 m environ de la mythique corniche de Fontaine des gazelles. De tout temps, « El Phare » comme aiment à le qualifier les Arzewiens a constitué une véritable attraction pour les baigneurs et les pêcheurs du dimanche. Pour les uns, il constitue un challenge et un objectif à atteindre à la nage pour séduire les jeunes filles, pour les autres, un lieu de pêche sans commune mesure, mais aussi « El Phare » constitue un havre de paix, un coin de repli et de méditation. Mais au-delà de la fascination et de l'attraction qu'il représente pour les non-initiés et les profanes, le phare véhicule indubitablement un passé, une histoire et parfois même sa propre pérennité, il la doit à tous ceux qui, des années et des années durant, se sont sacrifiés et ont veillé, contre vents et marées, à ce qu'il continue à projeter, au loin dans la nuit, ses faisceaux lumineux pour guider les bateaux et les marins pêcheurs. En effet, le phare s'est, au fil des ans, nourri de la passion, du dévouement mais surtout du sacrifice de ceux qui l'entretiennent et qui se consument dans l'indifférence totale depuis plus d'un siècle et demi. Les stigmates d'une passion Ammi El Bachir, un gardien de phare à la retraite depuis peu, a passé 36 années de sa vie dans la majorité des phares du pays. Abordé devant sa maison à proximité de la pêcherie d'Arzew, il nous racontera, avec beaucoup de nostalgie, parfois de l'amertume mais surtout avec le sentiment du devoir accompli malgré les séquelles très visibles sur son état de santé, une infinité d'histoires et d'anecdotes ayant jalonné sa vie de gardien de phare. Il nous narrera comment la gestion des phares change de tutelle administrative d'une époque à une autre, au gré des conjonctures. Des affaires maritimes, au département des phares et balises à celui de l'Office national de signalisations maritimes (ONSM) rattaché au ministère des Travaux publics. Il nous racontera la précarité de leur vie, l'absence de statut clair, de plans de carrière adéquats qui prennent en compte les difficultés, le vécu et les contraintes des gardiens. En son temps, les gardiens de phare travaillaient en binômes durant 20 jours et nuits sans interruption, sans aucun contact avec le monde extérieur, sauf peut-être pour faire un rapport radio aux autorités maritimes. Il nous confiera que « le plus difficile se produit lorsque les deux gardiens ne s'entendent pas entre eux. Le temps semble alors interminable. C'est l'enfer. Souvent, on se retrouve à converser, tels des débiles, avec les poissons pour ne pas perdre l'usage de la parole. » La précarité comme condition De nombreux gardiens de phare, rencontrés dans le cadre de ce reportage, déplorent le fait qu'ils sont, à ce jour, contraints de débourser les frais de ravitaillement en alimentation et autres denrées alimentaires durant leur séjour au phare de leur propre salaire, sans aucune compensation. D'ailleurs à ce sujet, l'un d'eux, toujours en poste au phare d'Arzew, déplore qu'il puisse encore y avoir des gardiens contractuels après plus de vingt ans d'exercice. Il nous confiera qu'en dépit d'un salaire, souvent inférieur au SNMG, il continue tous les dix jours à faire la traversée à la rame à bord d'une barque de fortune. Il ajoutera avec beaucoup d'amertume : « Ils nous maintiennent indéfiniment dans un statut de contractuel pour mieux nous asservir. » Ammi El Bachir nous confiera qu'une fois la veille de son retour à la maison, il consomme, avec son collègue, tout ce qui lui restait comme ravitaillement. Il ne restait que l'eau de pluie récupérée par l'entremise d'un système interne lors des averses, des orages ou des grandes pluies. Le lendemain matin, le climat s'est subitement dégradé et le mauvais temps a empêché la relève de débarquer sur l'îlot. Ils ont été contraints de rester encore trois jours de plus. Il nous confiera que durant ses trois jours, ils s'alimentaient d'une eau bouillie, de cailloux récupérés des profondeurs de la mer. Tout au long de son récit très émouvant, entrecoupé de douleurs à lui couper le souffle, des suites d'une intervention chirurgicale, Ammi El Bachir nous narrera l'importance des phares et leur rôle dans l'histoire de la guerre de libération. Il nous dira qu'en temps de guerre, les phares constituaient des zones de paix inviolables. Mais lors de la Seconde Guerre mondiale, certaines archives font état de l'utilisation du phare d'Arzew durant la nuit du 7 au 8 novembre 1942 à 3h, pour servir de tête de pont au débarquement en Afrique du Nord du 1er bataillon de rangers, lors d'une mission baptisée Opération Torch. Un siècle et demi d'histoire Lors de la préparation de cette opération, le Lt col W. O. Darby disait à ses hommes : « Messieurs, nous n'aurons pas droit à l'erreur, alors ouvrez grand vos oreilles. Des mois de préparation ont été nécessaires à l'Opération Torch, autrement dit, à l'invasion de la zone occupée par les forces de l'Axe en Afrique du Nord. Nous avons pour mission de prendre les points clés à l'Ouest pendant que Montgomery ferme la porte à l'Est. Pris en tenaille, Rommel pourra dire adieu aux renards du désert. Il était prévu que seules les forces françaises de Vichy nous opposent une petite résistance, mais une unité allemande a élu domicile sur l'une de nos zones de débarquement, dans le port d'Arzew. Ils ont caché leur artillerie lourde en ville, alors pas question de débarquer pour l'instant. Nos chalands seraient réduits en poussière en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. C'est à vous, rangers, d'entrer en action. Votre groupe va devoir mener une incursion derrière les lignes pour neutraliser les pièces d'artillerie braquées sur la plage. Nous ne savons pas dans quelle partie de la ville elles se trouvent, mais d'après des sources internes, le poste de commandement établi dans la digue abriterait des plans très récents indiquant leurs positions. Après les avoir détruites, vous devrez signaler à la flotte que la voie est libre. Le renseignement a repéré un phare sur la côte qui fera très bien l'affaire. Ensuite, vous pourrez regagner votre point de départ et embarquer dans une barge. » Dans le même contexte historique, l'îlot d'Arzew aurait été utilisé comme emplacement stratégique, bien avant la construction du phare, par l'Emir Abdelkader, lors de la bataille de la Macta.