Pendant plus d'un mois, un groupe de près 30 femmes a participé à un projet de jumelage des deux villes, Alger et Palerme, dont le programme thématique était «Organisation de la société civile et autorités locales (OSC-AL)» en Algérie, dans le cadre du projet Amina, initié par l'association Touiza d'Alger, en collaboration avec Méditer (réseau euro-méditerranéen pour la coopération) et financé par l'Union européenne. S'agissant de la thématique qui nous concerne, à savoir «Les politiques culturelles, stratégie pour la valorisation du tourisme et du territoire», cette formation a été encadrée par l'Office du tourisme de la commune de Palerme et la société privée Visit Sicily. Très vite, nous avons compris que nous avions l'exemple concret d'une gestion décentralisée, d'une collaboration active entre la municipalité et la société civile et entre le public et le privé, dans la gestion du tourisme dans la ville de Palerme et de toutes les activités connexes : culturelles, artistiques, sociales… Nous avons compris aussi que la gestion décentralisée ne se décrète pas, elle se prépare et nécessite impérativement pour sa réussite un niveau conséquent des élus et une adhésion de la population. Notre stage a comporté deux parties: La première, théorique, dans laquelle il fallait assimiler les concepts définis dans la thématique, à savoir la politique culturelle, la stratégie de développement du tourisme et la valorisation du territoire en Algérie. Concernant la politique culturelle en Algérie, il est clair qu'après le monopole de l'Etat depuis l'indépendance sur les activités culturelles et ses limites, il serait pertinent d'entrevoir cet aspect sous un nouvel angle, dans le sens d'une collaboration public-privé. Celle-ci est certes difficile à mettre en application en raison de la réticence des bailleurs de fonds pour ce domaine. Toujours est-il que l'entrepreneuriat culturel apparaît aujourd'hui comme un vecteur de développement économique créateur de richesses. L'entrepreneuriat culturel, créateur de richesses Comme le soulignent plusieurs experts, «pour créer une autre gestion de la culture, il ne suffit pas de faire appel aux financements privés, mais il faudra d'abord entamer une gestion contrôlée et transparente, par des professionnels du secteur, des ressources allouées au ministère de la Culture et définir les mécanismes de cette collaboration public-privé». La contribution d'entreprises privées, si elle est souhaitable et nécessaire pour la dynamisation du secteur culturel, ne doit en aucun cas permettre le désengagement du ministère de la Culture, dont les subventions aux associations culturelles, déjà très faibles, ont diminué drastiquement ces dernières années. Il a été accordé à ces associations 0,79% du budget de l'Etat en 2014, et 0,43% du budget en 2016. En réalité, une politique culturelle ne s'improvise pas, elle se construit dès l'enfance, à l'école, avec une sensibilisation à l'art, des visites aux musées, des cours de musique et de chants et une ouverture au monde. Il est également à noter, en Algérie, l'inégalité d'accès à la culture, une inégalité aussi bien sociale que territoriale. Des projets originaux («Réseau50.com», «Les Ateliers sauvages», le «Sous-marin», «La Baignoire», «[email protected]», «Nomad», «Injaz», «yedfelyed», «Artissimo», «Vivarium»…), voient le jour. Des manifestations artistiques se développent de plus en plus, mais restent insuffisantes et focalisées dans les grandes villes. L'Observatoire citoyen algérien (OCA) appelle, pour sa part, à la création d'un «Observatoire des politiques publiques et patrimoniales», qui serait mis en place par des spécialistes du secteur, à l'instar de ce qui se fait dans d'autres pays. Pour une nouvelle approche du territoire touristique Pour ce qui est de la stratégie de développement touristique, seule une politique volontariste pourrait nous permettre d'y penser efficacement. Nous pourrions dès lors réfléchir à une vision globale transectorielle constituant ce qui est communément appelé l'«industrie du tourisme». Il est important à ce sujet de définir ce qu'est un territoire touristique, au-delà de l'aspect géographique. Un territoire touristique correspond à une région qui présente un atout majeur et qui est aménagée pour recevoir des visiteurs en grand nombre. C'est un espace social et un espace vécu, mais il est aussi un espace sémiotique, plus précisément une sémio-sphère ouverte sur l'extérieur : le territoire ne se construit plus seulement du dedans, mais aussi de l'extérieur. Cette approche pointe ainsi l'idée que le territoire est aussi un ensemble de représentations chez le (futur) touriste. Ce qui définit un territoire touristique, c'est surtout son attractivité, qui est une construction complexe à entreprendre dans ses différentes dimensions: géographique, aménagiste et sociale. Nous devons impérativement associer l'attractivité touristique et le «sens» géo-anthropologique des territoires. Il ne s'agit donc pas de se contenter des atouts naturels (paysages, dunes, mers …) et de décréter des zones d'expansion touristique (ZET) sans vision globale et sans les intégrer dans des territoires véritablement touristiques. Les ZET, précieux foncier touristique, ne doivent en aucun cas être sacrifiées. Il est important également pour le développement du tourisme en Algérie de tenir compte de l'environnement le plus large, en intégrant les réalités locales, les marchés touristiques de proximité et les tendances mondiales. En Algérie, le tourisme ne représente que 1,4% du PIB D'autres aspects handicapent le développement touristique en Algérie, en l'occurrence l'absence de culture et de tradition touristiques, un changement régulier des procédures d'investissement : ministère du Tourisme, Calpiref (commission des investissements au niveau de la wilaya….), la «réputation de «pays dangereux», les visas…. A cela s'ajoutent le manque d'adaptation spécifique des banques à l'investissement touristique, l'absence de fonds d'investissement spécifiques et d'un fonds public d'aide à l'investissement touristique, à l'instar de celui, par exemple, de la pêche. Il nous semble important de rappeler une certaine réalité des chiffres dans l'industrie mondiale du tourisme. Nombre d'emplois en 2015 : 284 millions, soit plus de 8% d'emplois directs et plus de 1/12 d'emplois indirects. Croissance moyenne du tourisme : dans les pays émergents, elle est de 5,6% par an en moyenne et de 1,8% pour les économies avancées. En Algérie, le tourisme ne représente que 1,4% du PIB, soit 3% en emplois, alors qu'en Tunisie, il pèse 8% du PIB (13% d'emplois) et près de 10% au Maroc (8% d'emplois). L'Algérie ne représente, dans son environnement le plus proche, comprendre l'espace méditerranéen, que 1% du tourisme et elle a occupé, en 2017, la 118e place au classement mondial sur 138 pays (World Economique Forum (WEF) concernant la «compétitivité touristique». A ce titre, on comprend bien que l'Algérie passe à côté d'une ressource non négligeable au développement durable, alors que depuis quelques années, des pays comme le Bahreïn ou le Qatar ont pris des mesures pour diversifier leur économie, notamment en investissant dans le tourisme, et ne dépendent plus que de l'énergie fossile. Sans oublier nos voisins, dont la Tunisie, qui, en 2017, a reçu 2,5 millions de touristes algériens, ce qui correspond à 35% du total des touristes en Tunisie. Des similitudes frappantes La deuxième partie de notre stage nous a directement plongés dans la réalité de ce qu'a été le printemps palermitain dans les années 1990, courageusement entrepris par Leoluca Orlando, maire actuel de Palerme, en pleine terreur mafieuse. Très vite, des similitudes frappantes entre le Centre historique de Palerme (260 ha) et La Casbah d'Alger (105 ha) se sont imposées à nous. Palerme des années 90 et La Casbah de 2018 : deux villes méditerranéennes, un passé similaire (phénicien, romain et arabe), des langues communes à un moment de l'histoire (l'arabe, le sabir), des événements traumatiques, pour Palerme la dévastation du Centre historique par les bombardements de la 2e Guerre mondiale, ainsi que le passé mafieux de la région ; pour La Casbah, la Bataille d'Alger et le terrorisme de la décennie noire qui l'a également affectée. Deux centres historiques dévastés donc, avec une image négative, un désintéressement des habitants de la ville pour ces quartiers, qui ont vu leurs populations se paupériser et se précariser. La renaissance de la ville de Palerme s'est faite grâce à une volonté politique, celle du maire, Orlando, qui a pris deux mesures symboliques: la première a été de donner une plus grande stature à la fête de la Sainte Rosalie, patronne de la ville. La deuxième a été la réhabilitation de monuments historiques emblématiques, tels que la Zisa, la Cuba et le Teatro Massimo. En même temps, une véritable politique sociale a été entreprise en impliquant les habitants du Centre historique de Palerme dans la réhabilitation de leur quartier. Des locaux appartenant à la commune et à l'église ont été mis à disposition des habitants et des associations pour la création d'un entrepreneuriat social et culturel et l'appropriation artistique des espaces. Cette approche socio-urbaine a transformé la vie de la ville et du Centre historique et l'activité touristique s'est greffée dessus jusqu'à devenir progressivement une activité principale. Ainsi, d'une ville dévastée et en perte d'identité, nous sommes aujourd'hui face à une ville-monde, ouverte, tolérante, avec une politique humaniste des migrants considérés comme palermitains. Mesures incitatives pour revitaliser la Casbah Concernant le cas de La Casbah, ville historique, classée par l'Unesco patrimoine mondial de l'humanité en 1992, elle peine à se relever et à se «revitaliser», malgré les différents plans de sauvegarde ayant été mis en place depuis plus de 30 ans. Sa réhabilitation doit se faire impérativement en prenant en charge les problèmes urbains et socio-économiques de façon concomitante. Nous avons hiérarchisé les mesures à mettre en place quant aux deux problématiques précédentes. Il y a d'abord les mesures à court terme (ou mesures d'urgence), telles que la mise en place d'un bureau unique à La Casbah pour faciliter les procédures administratives aux habitants souhaitant réhabiliter leurs maisons (directives de l'Unesco lors de la conférence qui s'est tenue en janvier 2018), création de points de vente de matériaux de construction adaptés et à des prix étudiés, identification du foncier communal non utilisé et sa mise à disposition au profit des associations et particuliers pour son exploitation et sa mise en valeur artistique et culturelle, création d'un centre d'information et d'orientation touristique. En plus de ces mesures, nous recommandons la mise en lumière nocturne du site, la création d'une police urbaine pour la sécurisation des lieux, la mise en place d'un centre de proximité pour venir en aide aux habitants et l'orientation des jeunes au chômage, ainsi que des adolescents en situation d'échec scolaire pour les diriger vers des centres de formation (artisanat, guides, construction …). Ces mesures incitatives à la création d'un entrepreneuriat social et culturel désenclaveraient La Casbah. Ensuite, il faut prévoir des mesures à moyen terme : création d'une plateforme associative en collaboration avec les collectivités locales et l'université pour orienter les particuliers dans la mise en valeur de leurs propriétés, mais aussi pour la structuration des pratiques spontanées et leur légalisation (ex : les marchés), mise en place d'institutions académiques pour l'apprentissage des métiers traditionnels (maçonnerie, couture, céramique, gastronomie …). Des mesures à long terme doivent également être prises : décentralisation des décisions et renforcement du rôle de la municipalité, ceci afin de ramener la décision à l'échelon local, le plus proche de l'individu, à condition d'opérer une mise à niveau réelle des élus locaux et du personnel de la commune, création d'un fonds d'aide au patrimoine et au tourisme, à l'instar de celui de la pêche, et enfin, création d'un label de qualité concernant les services que pourraient offrir les infrastructures qui se mettront en place au niveau de la vieille ville. Une ville ancrée dans ses identités multiples En conclusion, seule une politique volontariste, avec une véritable vision, permettra à l'Algérie d'entreprendre un développement touristique durable pouvant constituer un des leviers d'une économie diversifiée. Le développement touristique doit aller de pair avec le développement humain, dans le respect des valeurs culturelles et patrimoniales. Il est donc nécessaire de redéfinir le territoire touristique dans sa complexité, son intégralité, son attractivité et d'y intégrer et d'y redéfinir les Zones d'expansion touristique autrement réfléchies. Au-delà de notre formation, l'expérience palermitaine a d'abord été pour nous une incroyable histoire humaine. Palerme, une ville-monde ancrée dans ses identités multiples, diverses et apaisées («Nous sommes phéniciens !», «Nous sommes arabes !», «Nous sommes normands !»…). Une ville marquée par une tradition religieuse vécue comme une richesse et non un enfermement. Un exemple vivant d'une société sécularisée. Nos vifs remerciements à Leoluca Orlando, maire de Palerme, capitale de la Sicile, première personnalité de la ville qui a tenu à nous recevoir à notre arrivée et à notre départ, et qui a perpétré ainsi la grande tradition hospitalière de l'île. Nos vifs remerciements également à Mme Romano, chef de cabinet adjoint au maire et responsable des relations institutionnelles, du développement et des ressources humaines, pour sa précieuse aide, à Pietro Pisciotta, pour avoir facilité notre présence à Palerme, à l'inoubliable équipe de l'Office du tourisme de Palerme qui, au-delà d'un excellent encadrement professionnel, nous a fait vivre une belle expérience humaine à la hauteur de la générosité de cœur sicilienne et palermitaine : Marco Mancini, Dominique Pasta, Daniela Messina, Antonio, Daniela, Catherina… Et à notre exceptionnel encadreur, M. Giambalvo, pour sa disponibilité, ses orientations et ses conseils, ainsi qu'à toute son équipe de Visit Sicily, Marta, Eleonora… Nos vifs remerciements enfin à Matteucci de Méditer (réseau euro-méditerranéen pour la coopération) et M. Khoukhi (association Touiza d'Alger) pour avoir initié ce projet, au Pr Zoubir Arous (université d'Alger 2, faculté des sciences sociales) et au maire de La Casbah, Amrou Ztili. Jamais nous ne vous oublierons : nous tous, palermitains, méditerranéens !
Par : Sabrina Rahmani , Médecin, membre de l'Observatoire citoyen algérien (OCA) et Celya Benyahia , Etudiante en architecture à l'EPAU (Alger)