Cet authentique écrivain laisse un grand et beau roman, la chronique au scalpel d'un génial funambule. Les éditions Barzakh, dans le souci qui les anime de réhabiliter les auteurs algériens de l'exil, parfois méconnus comme Sadek Aïssat, ou de faire découvrir des auteurs encore inconnus dans leur pays, rééditent en Algérie Miroir d'un fou de Hacène Zehar, publié pour la première fois en France en 1979, chez Fayard. Le lecteur exigeant ne peut que saluer un grand et beau roman portant la marque d'un authentique écrivain disparu en 2002. Il rendra ainsi justice à une œuvre d'une richesse narrative, d'une qualité littéraire rare, et, de surcroît, d'une bouleversante humanité. Ce livre est le récit, écrit à la première personne (autobiographique ?), de la quête de soi tourmentée et poignante dans le Paris des années 1970, d'un anti-héros fragile. Ecorché vif, marginal à la dérive, en proie à de violents conflits intérieurs dont il ne dissimule — ni ne se dissimule — rien, il est tenté par la défonce comme palliatif à un lancinant mal de vivre, velléitaire mais épris d'absolu, tenaillé par le pressentiment d'une folie proche, état-limite dont on ne pourra démêler s'il est cause ou effet. Le « Salem » du roman campe un personnage en souffrance, incandescent, toujours attachant, bien que souvent exécrable ou pathétique, possédé cependant d'une telle obsession, d'une telle rage d'écrire, qu'on a la preuve, à le lire, qu'elles auront préservé le meilleur en lui, et que l'écriture, enfin, lui aura valu une forme de rédemption à l'instant de passer de l'autre côté du miroir. Langue écrite-parlée Il émane un fascinant pouvoir d'identification de ce tronçon d'une vie de déglingue, de cet extrait d'existence chaotique, sur le fil du rasoir, éclairé pleins feux et qui prend des allures de chemin de croix pour s'arrêter aux portes de l'hôpital psychiatrique, de cette mise à nu obstinée, mais sans complaisance, où la lucidité reste l'unique grandeur du sulfureux Salem. On est saisi par son sens pénétrant de l'observation, l'acuité du regard — non dénué d'humour morbide — qu'il porte sur lui-même, les situations et expériences vécues, les êtres qui croisent sa route ou peuplent son univers, et dont il ne lui échappe pas (effet-miroir) que certains lui ressemblent comme des frères. On l'accompagne dans ses déambulations nocturnes et diurnes où il se cherche et se perd, on est emporté par son talent à restituer les atmosphères, qu'elles soient intimistes ou traînent sur la ville, d'un Paris complice, sans cesse arpenté, élevé au rang de personnage à part entière du roman. Surtout, on reste pantois devant la justesse, l'âpreté et l'audace de ton qui parcourent le récit et font pendant à une liberté de pensée totalement détachée du « socio-politiquement » correct, qui fouille au plus profond des vérités dérangeantes sans être jamais dupe, pensée que Salem-Zehar donne, non seulement à lire, mais à « entendre » par un procédé stylistique dont l'exemple le plus connu se trouve dans la nouvelle d'Arthur Schnitzler, Le Lieutenant Gustel. On est témoin de ses aspirations désespérées à s'en sortir, de ses rencontres rugueuses avec autrui, le plus souvent dans l'incommunicabilité. Enfin, on est déchiré par ses retours en arrière sur l'enfant et l'adolescent qu'il fut au pays natal, souvenirs hantés par les figures du père, de la mère, et plus encore du frère malade, rejeté et martyrisé. On se trouve sans conteste en présence du matériau foisonnant d'un scénario de film noir et d'atmosphère, car ses qualités de fond sont remarquablement servies par des qualités formelles de composition et de style, traduisibles en langage cinématographique. En effet, dans le temps et l'espace du récit (dont le moindre mérite n'est pas de raconter aussi une histoire très prenante), se relayent et alternent avec naturel et fluidité (fondu-enchaîné) scènes descriptives et d'action, narrations, dialogues — le tout « dans le champ », en quelque sorte —, interrompus « hors champ » par de longs passages introspectifs qui s'intercalent sous forme de vivants monologues intérieurs (en voix off), restitués, comme chez Schnitzler, dans une langue « écrite-parlée », acérée et imagée. Cette langue suit au plus près le cours tumultueux des réflexions de Salem et rend compte de son univers mental. Par sa structure rigoureusement dominée, le roman acquiert un rythme et un souffle qui tiennent en haleine. Pour finir, disons un mot de la langue dont use Hacène Zehar, et du style qu'elle imprime au récit. Ce qui frappe, dès les premières lignes, et se confirme au fil des pages, d'autant plus que le rythme ne faiblit jamais, c'est la connaissance intime qu'a l'auteur de la langue qu'il manie avec une aisance, une souplesse, une inventivité auxquelles peu y accède. Le récit coule de source, naît au fil d'une plume maîtrisée qui fait plier la langue toujours idiomatique, toujours naturelle, sans contrainte. Puisant tour à tour dans tous les registres (y compris un argot jubilatoire), l'auteur impose parallèlement un style étourdissant d'intelligence, fiévreux, trépidant, qui se joue de la syntaxe, transposition formelle du parcours disloqué et de la personnalité fébrile de ce personnage d'écrivain maudit. Hacene Zehar. Miroir d'un fou. Roman. Ed. Barzakh, Alger 2010. 192. p. 500 DA.