Lorsqu'on se contente de lire des livres sur les Touareg, même écrits par des spécialistes, lorsqu'on regarde des films qui leur sont consacrés, on en retire souvent l'impression que ces hommes passent leur vie raides comme des piquets, qu'on ne voit que leurs yeux, qu'ils sont constamment en tenue de fête et que leur passe-temps est de faire du thé vert bien sucré ou de la tadjella ! Quant à leurs femmes, leur image est identique, à croire qu'elles n'ont pas le droit de rire ! Quarante-cinq ans avec des Touareg du Sahara central m'ont prouvé que leur vie est toute autre. Je veux simplement donner l'exemple de Ramrâne. Ramrâne appartient à une famille de quatre garçons dont la mère est morte alors qu'il était encore tout jeune. Il a été élevé par son père et des tantes. Il est Touareg de la tribu des Adjouh-n-Téhlé, dont le territoire se situe à l'est d'une ligne Tamanrasset-Assekrem. C'est en été 1973 que nous nous rendîmes pour la première fois dans le campement de Ramrâne, installé au bord de l'oued Taghemut, oued qui prend le nom de Tamanghasset en aval. Sa famille et celles de proches cousins étaient encore sous des tentes qu'elles abandonnèrent l'année suivante pour loger dans des ikebran, des huttes en roseaux. C'était un embryon de village qu'on n'atteignait qu'à pied ou à dos de chameau. De ses frères, il fut le seul à fréquenter l'école de 1965 à 1968, entre quatorze et dix-huit ans. D'abord à Tahifet, petit village situé à une soixantaine de kilomètres à l'est de Tamanghasset, puis en 1966, à Tam, et, pour finir, à In Salah. Sa scolarité lui permit d'apprendre l'arabe, la lecture et l'écriture. Malchance pour le métier de guide touristique qu'il exercera, le français avait été supprimé de l'enseignement primaire, avant d'être remis au programme plus tard. Chamelier en1975, c'est avec nos groupes “Hommes et Montagnes”, qu'il apprit le français, ainsi que quelques mots d'anglais avec nos voyageurs américains. D'abord chamelier, il devint très vite au fil des ans un de nos meilleurs guides. Ramrâne possède des qualités bien à lui, que je juge particulières et qui définissent sa personnalité. Tout d'abord, il aime rire et possède un humour à toute épreuve. Le dicton local Tuf tadeza (Le meilleur est le rire) lui convient à merveille. Un jour, alors qu'il nous rendait visite, je lui demandai de ses nouvelles : – Mi teneyed dar abareqa ? Qui as-tu vu dans la piste ? – Eneyer arawen-n-iblis. J'ai vu les fils du diable, me répondit-il. – Teneyed arawen-n-iblis !Ma kenen ? Tu as vu les fils du diable !Que faisaient-ils ? – Ermesen isereren. Ils ramassaient du bois. – Ma enfa ? Pourquoi faire ? Alors Ramrânem'asséna en riant : «Pour toi, quand tu seras mort !» Evident, en tant qu'akâfer, païen, je ne pouvais aller qu'en enfer et il fallait du bois pour me brûler ! Au départ d'une méharée, je discutais, tenant mon vélo que j'allais abandonner à la maison. La caravane avançait derrière moi, conduite par Ramrâne. Il accrocha discrètement à mon vélo la vingtaine de chameaux et je traversais dans cet équipage un faubourg de la ville sans bien sûr être conscient de mon ridicule ! Trouvant que la farine pour poulets coûtait moins cher que l'orge, les Touareg se mirent à en nourrir leurs chameaux. Un matin, l'air sérieux, Ramrâne me dit en quittant le bivouac pour aller rassembler nos chameaux, qu'il allait vérifier s'ils n'avaient pas pondu des œufs ! Nous rendions souvent visite à Rali, un ancien serviteur, qui nous invitait à prendre le thé sous sa tente. Le problème était que, Rali étant atteint de la maladie de Parkinson, la moitié du thé tombait en dehors des verres. Bien entendu,Ramrâne avait trouvé une parade: il fallait trembler en sens inverse en tendant son verre! Un jour, alors qu'il faisait très chaud et que nous étions sur des chameaux, Ramrâne me montra une mouche au sol. Je viens de voir une mouche qui vient de baraquer. Il doit y avoir de l'eau ici, plaisanta-t-il. Alors que je lui expliquais qu'il allait avoir en charge en méharée Catherine Destivelle, la meilleure alpiniste du monde, et son compagnon, Erik Decamp, polytechnicien, pianiste, guide de montagne, et j'en passe…Ramrâne ne fut pas impressionné. Avec son petit sourire en coin, goguenard, il me fit remarquer qu'aucun des deux ne savait monter à chameau ! (Fig.2) Pour Noël et le Jour de l'An, il y avait toujours des petites gâteries très appréciées des Touareg, des dattes fourrées et des papillotes au chocolat. Pour s'amuser, Ramrâne se mit à les lancer une par une à ses cousins, ce qui déclencha une belle bataille, mais il en profita pour…. Un de ses cousins mordit à pleines dents dans une crotte de chameau qui remplaçait le chocolat ! A Noël encore, chaque année, revenait la même ritournelle chez les voyageurs lorsque la fête approchait : Dans quatre jours, c'est Noël, dans trois jours, c'est Noël, etc. Jusqu'à : aujourdhui, c'est Noël ! Donc, le matin du 26 décembre, Ramrâne fut tout heureux de claironner qu'hier c'était Noël ! Les plaisanteries entre Touareg ne feraient pas rire tout le monde chez nous. Mais chez les Touareg, il faut en rire… et Ramrâne est le premier à ne pas s'en priver. Par exemple, détacher en douce la selle d'un copain et lui proposer une petite course…. Par exemple, à son insu, chauffer à la flamme la cuillère d'un convive… Le résultat est que le cavalier tombe de son chameau et que le convive se brûle la langue. Le piège fonctionne cruellement, mais tout le monde s'esclaffe.Tuf tadeza… Comme tous les enfants du Hoggar de son époque, Ramrâne passa son enfance sous la tente, avant de devenir berger de chèvres, et plus tard, convoitise des garçons, de chameaux. Bien sûr, les déplacements du campement à la recherche de pâturages lui permirent de parcourir la région environnante où nomadisait ordinairement sa famille. Son métier de chamelier et de guide le conduisit beaucoup plus loin à chameau ou à pied et lui fit connaître des régions dont il n'avait entendu que le nom. Avec nous, il fut toujours d'accord pour partir loin et pour découvrir, peu importe la distance et le climat. Il se rendit à la saline de l'Amadror où son père avait été caravanier, il découvrit la Téfedest, non seulement en faisant le tour du massif, mais aussi en y randonnant sac au dos à travers les montagnes, il découvrit la Turha, une chaîne de montagne à l'est de la Téfedest, et atteignit les crêtes de la Tasili-n-Immidir en plein été, dans une chaleur si infernale qu'on vit dans une mare un chacal prendre un bain, couché sur le dos, les quatre pattes en l'air ! Il participera à de nombreuses traversées Tamanghasset-Djanet, comme chamelier ou guide, et par des itinéraires différents. Nous fîmes aussi ensemble plusieurs randonnées très instructives dans l'Akal ereghen (Fig.7), le Pays jaune, région granitique située au nord des sommets volcaniques les plus élevés de l'Atakôr, tels que l'Ilaman, le Tahat ou l'Asekrem. Ramrâne possède une grande curiosité pour tout ce qu'il côtoie, et en priorité pour l'histoire de son pays et celle de sa famille. Il a écouté les Anciens et prend plaisir à transmettre. Par exemple, il raconte volontiers qu'après la bataille de Tãnhart, en 1875, où les Kel-Ajjer et les Ibelwien infligèrent une rude défaite aux Kel-Ahaggar, sa grand-mère, Mimi, et sa cousine, qui fuyaient, furent faites prisonnières par les vainqueurs. Battues pour avouer où s'étaient repliés les Kel-Ahaggar, elles tinrent bon, mais le bébé de la cousine, dissimulé sous le châle de sa mère, succomba aux coups. C'était le soir de l'Aïd ou du Mouloud et, la surveillance s'étant relâchée, elles réussirent à se cacher dans un adjror, cage en pierre pour abriter les chevreaux et dans laquelle les Kel-Ajjer ne pensèrent pas à les chercher. Puis, le camp une fois endormi, elles s'enfuirent pour retrouver les leurs retranchésdans les montagnes. La préhistoire captiva très vite Ramrâne. En regardant peintures et gravures rupestres, il comprit que les gens du passé qu'on appelle “Isebeten”, n'ont pas l'intelligence bornée qu'on leur attribue généralement. Il fut tellement subjugué par la finesse des traits, la couleur des dessins et la réalité des représentations qu'il sut lire sans difficultés, ce qui n'est pas toujours évident. Intéressé par les traces de ces lointains Isebeten, il prit plaisir à les rechercher et il en découvrit d'ailleurs quelques-unes. En 2012, lors du voyage en Téfedest, Ramrâne m'avoua avoir été très impressionné par toutes les peintures qu'il avait vues au cours de la randonnée et en particulier par celles de l'abri de Sidi Bouya, découvertes par la mission Coche en 1935. Il se demandait pourquoi les agences de Tamanghasset n'organisaient pas plus de voyages consacrés à ces peintures, comme cela se faisait dans l'Ajjer. Il se souvenait que dans les années 1970-1980, nos propres voyages dans cette région avaient un réel succès. Ce qu'avait écrit Henri Lhote à propos de ces peintures lui convenait très bien :[…] Si au cours de mes pérégrinations sahariennes je n'avais vu que ces magnifiques peintures, j'estime que je n'aurais pas perdu mon temps. J'ai ressenti à Mertoutek une des plus grandes émotions de ma vie de chercheur et de Saharien» . Quant arrivèrent les «années noires» de l'Algérie (1993 à 2000) durant lesquelles le tourisme disparut, Ramrâne ne perdit pas son optimisme et son esprit entreprenant. Le gouvernement ayant donné de l'argent aux nomades pour qu'ils construisent une maison en dur afin de se sédentariser, Ramrâne se fit embaucher par un maçon afin d'apprendre le métier. Lorsqu'il jugea en savoir assez, il acheta tout le matériel et les matériaux pour construire sa maison, et ensuite, aidé de son fils aîné, il construisit celles de ses frères, avant de proposer ses services à d'autres. Les années ont passé mais, aux dernières nouvelles, l'entrepreneur n'a pas abandonné la construction. Le village de Taghemmout a beaucoup évolué. Le hameau s'est transformé en village atteint en voiture par une piste-routière. Il possède un château d'eau , une école construite il y a quatre ans où vont garçons et filles, et dont un des neveux de Ramrâne, qui a terminé ses études à Alger, est l'un des deux instituteurs. Une petite épicerie permet de s'achalander en produits de première nécessité: sucre, thé, sel, huile, farine, pâtes, concentré de tomate… L'électricité est dans chaque maison où les familles regardent la télévision, ce qui représente une grande ouverture à la connaissance, même pour les femmes qui ne parlent pas l'arabe et dont les plus âgées ne sont jamais allées à l'école. Lors de nos derniers voyages avec Ramrâne, ce grand curieux, les sujets de conversation étaient étonnamment variés. On parlait du squelette de Lucie et de l'ADN, des bactéries et de l'évolution humaine, du système solaire et de l'exploration de l'espace, des tremblements de terre, des modifications du climat… Un soir, nous parlâmes de l'héritage… Il n'acceptait pas la façon dont il est pratiqué actuellement chez les Touareg. Pour lui, il devrait être partagé équitablement entre garçons et filles. Il riait d'entendre dire que les hommes étaient plus forts et travaillaient plus que les femmes. Et pour étayer son point de vue, il expliqua que les femmes travaillaient du matin au soir sans s'arrêter, qu'elles savaient et pouvaient exécuter des travaux durs et qu'en plus, ce que ne pouvaient pas faire les hommes, qu'elles mettaient au monde les enfants et s'en occupaient toute la journée en plus de leur travail. Et d'ajouter qu'au prochain voyage avec nous, il amènerait sa femme, car, elle aussi, avait droit à des vacances et de voir autre chose que sa maison ! Ramrâne reconnaît qu'il a pris un grand plaisir à faire le métier de chamelier puis de guide, et à côtoyer des touristes. A ce sujet, s'étant rendu compte que le mot touriste (tamahaq : etourist) déplaisait aux voyageurs, il prit l'initiative d'employer le mot amagar, qui veut dire invité, ou tamagart, invitée. Telle est la sensibilité de Ramrâne… Il avoue aussi qu'il a une grande reconnaissance envers son cousin Abdallah Ag Khabti Atanouf, qui a fait ce qu'aucun autre n'a osé : comprendre ce que désire l'étranger qui vient visiter le Sahara à chameau et/ou à pied, et non en voiture.Il admire son cousin d'avoir compris ce que je désirais voir et découvrir, et d'avoir accepté de me transmettre ses connaissances pour m'aider dans mes projets. Alors que d'autres ne se gênent pas pour jalouser Abdallah et pour le critiquer, lui Ramrâne reconnaît qu'il lui doit, ainsi qu'à “Hommes et Montagnes”, de lui avoir permis d'apprendre un beau métier. Il est certain que voyager avec Ramrâne est un vrai bonheur. Il est un bon chamelier, un excellent guide et un accompagnateur de grande valeur, car peu avare de son savoir qu'il transmet volontiers (et un bon cuisinier ! Fig.15). S'il y avait eu à Tamanghasset une formation de guides sur le terrain, puis plus tard de guides-accompagnateurs, il est certain qu'il aurait été un excellent instructeur.