Il semblerait que les Algériens aient une relation « passionnelle » avec la presse privée de leur pays. S'ils conspuent les titres nationaux et mettent fréquemment en doute la crédibilité de ce qu'il y est dit et surtout de ceux qui les font, reste qu'ils avouent ne pas pouvoir s'empêcher « d'y jeter un coup d'œil ». « Leur rapport avec les journaux est une sorte de ‘'attraction/répulsion'' », tente d'analyser, hésitant, un buraliste détenant échoppe dans la capitale. Il est près de 10 h, et, pour la vente de quotidiens, la journée est déjà bien avancée. « Les titres les plus importants, du moins en termes d'écoulement, disparaissent des étals très tôt. Ceux-là, nous sommes même dans l'obligation d'en laisser de côté pour quelques clients, habitués de la maison », explique-t-il. D'ailleurs, à cette heure que d'aucuns pourraient juger comme matinale, certains des emplacements impartis à chaque journal sont déjà quasi-vides, ne restant qui un seul exemplaire, qui trois ou quatre. « Il ne faut pas se fier au nombre qui est exposé. Pour certains d'entre eux, nous n'en ramenons qu'une quantité limitée, parce que sinon, ils nous restent sur les bras, tellement leur vente est faible », affirme un buraliste, tout en procédant au réagencement de l'espace. Dans le même temps, un sexagénaire s'avance, jetant un regard tantôt furtif, tantôt appuyé, sur les différentes une présentées. Au bout d'un moment de réflexion, il se saisit de deux journaux francophones « à grand tirage ». « Ah la presse ! », s'exclame-t-il. « Quelle belle corporation ! », ajoute-t-il, admiratif de ce « contre-pouvoir qui équilibre tant bien que mal, et avec du courage, les ronrons des officiels relayés par les canaux étatiques ». Et les journalistes pourront se targuer d'avoir le respect de leurs concitoyens, « pour le lourd tribut payé durant la décennie noire, ainsi que pour le harcèlement et les dures conditions dans lesquelles ils exercent leur valeureux métier », de clamer, dans une envolée lyrique, le monsieur. « Nous sommes issus d'une société à tradition orale. Ce qui explique, en partie, la considération ‘'vénérable'' qu'inspire une personne dont le métier est d'écrire », poursuit-il. Toutefois, et comme un « mais » est toujours indispensable, « il y a d'innombrables dérives ». D'ailleurs, le sexagénaire avoue que les raisons pour lesquelles il favorise tel journal au détriment d'un autre est que ce sont « les moins farfelus », de rire le monsieur. « Non pas que je remette en doute le professionnalisme ou le sérieux des journalistes, mais bon. Le niveau des informations traitées, d'une part, et d'autre part, la façon dont elles le sont, laisse à désirer », assène le retraité. « Et je ne vous parle même pas des outrages commis envers la langue », critique-t-il encore, avant de s'éloigner ses journaux sous le bras, sous l'œil amusé du buraliste. « J'ai eu tout le loisir de constater que les adultes s'arrachent les titres francophones, tandis que les plus jeunes préfèrent les arabophones », dit celui-ci, dans un clin d'œil entendu. Mais « les best-sellers » restent évidemment les canards sportifs et ce, quelle que soit la langue. « Vous savez, c'est plus une habitude qu'autre chose », confie un jeune homme, après en avoir acheté un. « Mais, même les journaux sportifs se sont ‘'peopolisés'', en essayant de rapporter des détails croustillants de la vie, parfois même privée, des footballeurs, par exemple », déplore le jeune étudiant. D'ailleurs, nombreux sont ceux qui ne comprennent pas cette propension de la presse privée à faire dans le « scoop sans queue ni tête ». « Ils tentent à tout prix de faire dans le sensationnel, en rapportant des informations les plus immorales la une des autres, et contraires, justement, à des informations dignes de ce nom », déplore une étudiante. Pourtant, et paradoxalement, ces journaux « à scandales » ont pignon sur rue ; les Algériens en étant, quoi que l'on dise, friands. Même s'ils s'en défendent peu ou proue. Et si l'on a tendance à estimer que la presse francophone est destinée à une certaine élite, d'aucuns reprochent à la presse arabophone, plus accessible, de ne pas avoir joué son rôle auprès « des petites gens ». « Cela est triste à dire, mais nombre des personnes que je connais se sont eux aussi laissées tenter par ce type de lecture. Au lieu de tirer le peuple vers le haut, on les maintient au niveau caniveau, en versant dans le populisme tous azimut », s'attriste un jeune cadre. « Mais mieux vaut ne pas se bercer d'illusions : ils ne font pas forcément ce qu'ils veulent », avance son épouse. « Liberté de la presse ? Deux ou trois journaux… et encore ! Ils sont, qui à la solde de tel clan, qui tributaire de la manne publicitaire », lance-t-elle, implacable. « Le problème vient peut-être de ce qu'on considère les journalistes soit comme des surhommes, des supermans en baskets, ou encore comme des vendus, qui mangent à tous les râteliers. Ou tout au plus des machines à écrire ou des agents de saisies », analyse un haut fonctionnaire. « Mais ce ne sont que des êtres humains, faillibles et qui évoluent dans des conditions pas évidentes du tout », résume le quinquagénaire.