Des dizaines de milliers dans la rue, 60 000, 70 000 personnes, ou peut-être plus. Impossible d'estimer leur nombre, la procession s'étant étalée à perte de vue. Lorsque les premiers marcheurs ont atteint les environs du quartier Lekhmis, des milliers de personnes n'ont pas encore pu démarrer du point de départ, près d'un kilomètre plus loin, sur l'esplanade de la maison de la Culture. C'est en tout cas une impressionnante marée humaine qui s'est déversée hier sur les rues de la ville de Béjaïa, une déferlante qui de mémoire des plus anciens Bougiotes n'a jamais existé dans la région. Historique. Des jeunes, des vieux, des femmes, des garçonnets, des fillettes, des personnes à mobilité réduite, des syndicalistes, des élus, des politiques, des fonctionnaires, des chômeurs, des citoyens… La rue a contenu tout ce monde qui a marché encore plus nombreux que vendredi dernier. Les derniers hésitants qui ont eu des réticences par rapport au choix de la journée et de l'horaire, vendredi après la prière, ont fini par rejoindre le mouvement qui a pris de l'ampleur. L'anonymat de l'appel n'a nullement freiné les ardeurs. Des jeunes se sont investis dans la préparation de l'action depuis la matinée. Vers 11h, un premier noyau a pris possession de l'esplanade de la maison de la Culture. Les premières banderoles ont été confectionnées sur place. Des dizaines de pancartes déjà réalisées sont prêtes pour la distribution. Elles sont étalées au pied de monument des victimes du 5 Octobre 1988, érigé sous forme d'une bougie. La symbolique est forte, celle d'une nouvelle génération engagée pour le même idéal des aînés. Des brassards et des cartons rouges sont distribués pour les manifestants. Les premiers marcheurs arrivent bien avant midi. Equipés de banderoles et d'un matériel de sonorisation, un groupe de citoyens arrive de Sidi Aïch. On afflue de partout. Des jeunes de Baccaro se distinguent avec des t-shirt confectionnés pour l'occasion, frappés d'un «Non au 5e mandat». Les premières femmes font leur apparition, prêtes à donner de la voix. Elles sont beaucoup plus nombreuses qu'au début du mouvement. Des parents sont venus avec leurs enfants et le drapeau national bien en évidence. Vers 13h, l'esplanade est noire de monde, au moment où les fidèles faisaient leur prière dans la mosquée d'à côté, celle qu'ils ont quittée vendredi dernier au milieu d'un prêche contesté. Sans incidents et sans déchets 13h30, la marche s'ébranle, avec une demi-heure d'avance que prévu, aux cris de «Yen a marre de ce pouvoir !», entonné d'une seule voix. Impossible d'encadrer les foules. L'impatience de marcher était perceptible. Au moment où une camionnette chargée de baffles et de quelques encadreurs de l'action devait servir de tête de la marche, un gros carré de jeunes marcheurs est déjà loin devant. Chaussée et trottoirs débordent de manifestants. Les slogans de vendredi dernier, les banderoles et les pancartes ont été multipliés. Les réactions agressives et maladroites des différents représentants du pouvoir, dont Ouyahia, Bouchareb et Sellal, ont galvanisé les foules et excité le génie populaire qui n'arrête pas d'enrichir la littérature de la révolte pacifique dans les quatre langues : française, amazighe, arabe et anglaise. «The FL end», «Temps additionnel : 00 minute», pouvait-on lire sur deux pancartes. La soif de dire son opinion et de signifier son rejet du régime politique en place se lit sur des bouts de cartons, de tissus et de papier : «L'éternel président : le peuple», «Non au pouvoir des clans», «1962 l'Algérie se libère, 2019 le peuple se libère», «Nous ne voulons pas de réformes mais le départ du régime»… L'ombre des martyrs de la Révolution a plané sur l'action. «Amirouche, Si El Haouès, Djazaïr mahi labass !» (L'Algérie n'est pas bien) ont crié des manifestants. Un jeune homme a brandi une photo des six révolutionnaires qui ont déclenché la guerre de Libération. Deux autres ont porté un tableau de peinture symbolisant l'Algérie en forme d'un radeau voguant au gré des vents. Au niveau du siège de la wilaya, des dizaines de jeunes ont pris d'assaut les hauteurs du mur de clôture, de la devanture et du poste de police pour s'y percher, maîtres des lieux en l'absence de la moindre ombre des services de sécurité. Ils font monter un cercueil confectionné pour l'occasion et couvert, pour la symbolique, du drapeau marocain et surmonté du portrait de Bouteflika. Le drapeau enlevé, le cercueil est aussitôt saccagé. La foule crie «Pacifique !» pour éviter tout emportement indésirable. Les chants reprennent. Des carrés de marcheurs, devancés par une flopée d'enfants, ont observé une halte le temps de chanter quelques slogans et entonner l'hymne national. Des youyous se sont mélangés aux sons des karkabous (sortes de castagnettes) et de tambours qui ont emballé des supporters des clubs du MOB et de la JSMB, qui sortent leur ras-le-bol de l'enceinte du stade. La marche a sillonné les rues de la ville dans le calme et s'est terminée avec un tour d'une nuée de motos bourdonnantes. Sur les traces des marcheurs, des jeunes sont passés avec des sachets poubelles nettoyant les rues, un geste hautement citoyen. La marche a été ainsi sans incidents, mais aussi sans déchets.