A 49 ans, Hafid a tout fait et est revenu de tout, du militantisme pur et dur, du printemps berbère et de celui de 2001. S'il n'a pas abandonné ses idées, il s'est redéployé dans le commerce, dont celui… des emblèmes nationaux. « Amkul tafsout s-tfsout-is. » Imprononçable proverbe kabyle de saison qui explique que chaque printemps possède son propre printemps. Avril 2010, c'est d'ailleurs le printemps, ces arbres en fleur qui débordent de soleil et ce bleu du ciel si doux. El Kseur, du nom de la plate-forme du même nom, village en pente au pied de l'Ibarissène. Trente ans après ce printemps berbère d'avril 1980, la ville s'est agrandie, comme toutes les villes du pays. Au centre du vieux village, la mairie, un café, un bar, un taxiphone et, quelques mètres plus bas, Hafid. La moustache haute et la carrure imposante, ce natif d'El Kseur tient un atelier de confection de drapeaux nationaux et il en est très fier. En effet, l'agrément pour un tel commerce est très restrictif. Seules six personnes sont agréées sur tout le territoire national, généralement d'anciens militaires. Ancien militant berbère, Hafid était au premier plan à Béjaïa, il avait alors 19 ans et était lycéen. Il avoue qu'il a participé à la révolte : « Tout a été cassé et brûlé, on était déchaînés et j'étais personnellement recherché. » Depuis, d'autres révoltes ont passé, comme celle de 2001, et entretemps, Hafid, qui a été dessinateur de presse, bédéiste et a même lancé le premier journal non partisan en tamazight dès 1994, a eu l'idée de confectionner des emblèmes nationaux. « Quand j'ai voulu faire ça en 1999, j'ai été convoqué par la wilaya et tous les services de sécurité », se rappelle-t-il. « Mais j'aime les défis, je suis le seul civil et le seul Kabyle autorisé à faire des emblèmes nationaux. » Le marché est pourtant vaste : « Un drapeau national est soumis au vent, à la pluie et au soleil, sa durée de vie est de six mois. » En dehors des personnes agréées, il y a bien sûr des clandestins qui confectionnent des drapeaux « mais aussi des containers entiers de drapeaux qui viennent de Chine », explique-t-il encore. Hafid a 49 ans, un commerce, il est marié, père de 4 enfants et toujours amoureux. Quand on lui pose la question sur le printemps berbère, son regard se perd dans la montagne d'Ibarissène. Il a été de tous ces combats, mais il en est revenu : « Le siège central de la démocratie est ici, en Kabylie. Pour casser cette démocratie, il fallait en brûler le siège. C'est ce qui a été fait. » Le printemps de Béjaïa Dans la grande ville, à une vingtaine de kilomètres d'El Kseur, rien ne montre une effervescence particulière pour ce trentième anniversaire du 20 avril. A part quelques affiches collées ici et là, sur des murs qui en ont vu d'autres. La ville de Béjaïa a officiellement organisé un semi-marathon le 16 avril et deux marches de rigueur sont prévues pour la journée du 20, l'une à l'appel du MAK (le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie) à 10h, et l'autre du RCD, à 10h30. « Il y a ceux qui marchent et ceux qui courent », résume Tarik, jeune étudiant à l'université d'Aboudaou, fervent militant mais déjà déçu. Ces marches de l'opposition, dont l'une débute à l'université Targa Ouzemmour et l'autre à la Maison de la culture, vont dans le même sens, ont la même destination, la wilaya, sur le grand axe qui mène à la vieille ville. « Pas question d'aller plus loin, vers la gendarmerie », commente encore cyniquement Tarik. Collée à la vieille prison et au secteur militaire, l'immense gendarmerie du centre-ville, bâtie sur près d'un hectare, a l'air paisible et, signe de printemps, une multitude de fleurs jaunes ont fleuri tout autour de son enceinte. Et en face de la wilaya trône toujours le lycée Hammadia qui, avec le lycée Ibn Sina de la vieille ville, ont été au premier plan de la révolte. C'est dans ce lycée de Hammadia que Hafid, qui venait d'El Kseur tous les jours, a pris part aux événements. « En 1980, il y avait vraiment une énergie formidable », se rappelle-t-il. Puis le temps a passé. En 2001, « des leaders sortis de nulle part et sans passé de militant ont apparu ». Pour Hafid, qui a aussi participé à la révolte de 2001, tout n'a pas été aussi clair : « Ils (les Aârouch) demandaient de ne pas payer Sonelgaz. Mais pourquoi, ce n'est qu'un compteur ? » se demande-t-il. « S'ils voulaient vraiment faire dans la désobéissance civile, il aurait été plus intelligent de ne pas payer les impôts, ce qu'ils n'ont jamais osé demander. » Retour à El Kseur A El Kseur, un vieux est assoupi, assis, le dos appuyé contre l'enceinte métallique de la maison de la culture Mouloud Feraoun. Hafid le salue et explique que « c'est un ancien champion de twist », cette danse des années 1970 qui a eu son moment de gloire. C'est pourtant dans cette Maison de la culture, dont Hafid a été directeur un temps, qu'a été adoptée la fameuse plate-forme d'El Kseur, définissant les revendications du mouvement des Aârouch de 2001. Là aussi, Hafid, enfant d'El Kseur, n'a pas été convaincu : « C'est quoi cette plate-forme scellée et non négociable ? Quand on est un mouvement populaire, on a pour essence d'aller à la table de négociation et de demander le maximum pour avoir le minimum. » Aujourd'hui à El Kseur, il n'y a que des souvenirs. « Il n'y a plus grand-chose, résume Hafid, le Mouvement culturel berbère a disparu et les autres, FFS, RCD ou MAK, se battent pour des intérêts personnels. » Quel est l'avenir ? « 80% des Kabyles vont devenir chrétiens par opposition, prophétise-t-il. Dans le christianisme, il n'y a pas de secrétaire général, pas de contrainte et pas de directives et ce mouvement gêne beaucoup le pouvoir. Ils vont tous y adhérer. » L'avenir est peut-être personnel. Aujourd'hui, Hafid tient non seulement son atelier mais est aussi en train de lancer une société de communication à Alger et élève des veaux à Sidi Bel Abbès. « Le pays est vaste, dit-il pour tenter d'expliquer ce déploiement. Je prends ma voiture et je roule, je m'arrête où je veux. » Signe des temps, il a refait la devanture de son atelier de confection, l'année dernière, alors qu'il avait toujours été discret sur son métier, surtout en 2001 où il ne faisait pas bon fabriquer des emblèmes de l'Etat central. A l'occasion du match contre l'Egypte, « là, tout a changé, tout le monde voulait des drapeaux ». Hafid s'est affiché ouvertement et, depuis, il est public : « Je ne vends qu'aux institutions. Mais quand un particulier me demande un drapeau algérien, je le lui donne. » Hafid fabrique des drapeaux algériens – « le textile vient de Thaïlande, à Béjaïa le tissu national n'est pas de bonne qualité et coûte trois fois plus cher » – mais aussi tous les drapeaux. « Je fais des drapeaux amazighs si on m'en demande et même français, commandés récemment pour une occasion officielle. » Un drapeau est très facile à faire, d'après lui, « trois bouts de tissu en série et c'est bon ». Pour le drapeau national par contre, c'est différent, en raison de son croissant et son étoile dont les formes et les dimensions, de même que les proportions et les couleurs, sont consignées avec précision dans le Journal officiel. « Le drapeau algérien ? répond-il, c'est un drapeau compliqué… »