Dans cette nouvelle variation de l'œuvre de Rachid Boudjedra, on voit encore une fois — immédiatement et dès les premières lignes — comment l'auteur (traduit dans 34 pays) explore avec son talent unique toutes les faces cachées de la langue française. Personne, aucun autre écrivain, ne peut faire cela à la place de Rachid Boudjedra. Ses mots, son style sont une énigme, un secret que lui seul peut dévoiler. On pense aux prouesses de ses traducteurs penchés sur le texte original. Car, dans ce récit où le whisky et le Mascara coulent à flots, c'est dans la fièvre d'une ivresse créative que les mots surgissent, se répètent, s'enchaînent et que la langue explose littérairement. Il est urgent de lire d'un seul coup Les Figuiers de Barbarie. Aucun chapitre n'est supérieur à l'autre. Mais il y en a de si beaux à faire couler les larmes du lecteur. Comme en page 147, ce fragment de poésie et de tristesse immense à propos de la mère répudiée, trahie, chassée et qui entraîne son enfant à la gare de Khroubs en le tirant par une main tout en tenant sa lourde valise de l'autre. Devant cette mère, tout un monde s'est écroulé. « Les souvenirs m'assaillaient, et je me rappelais : moi, debout, pendant que le train s'arrêtait progressivement ; puis elle (ma mère), se ruant brusquement sur les valises afin que je ne voie pas les larmes qui coulaient sur ses pommettes, alors que le conducteur de la locomotive activait de toutes ses forces son sifflet. Pendant que ma mère feignait de se presser, portant sa valise d'une main et me tirant de l'autre, courant vers le wagon de première classe, sans piper mot, silencieuse, muette, calme, comme morte ou - plutôt - comme si son corps avait cessé de vivre, l'intérieur de son voile en soie pure et blanche, ou comme si elle avait été engloutie par la terre qu'elle foulait, disparaissant ainsi, ne laissant aucune trace de son existence, puisque plus rien n'avait maintenant d'importance, à l'exception de la valise et de ma main qu'elle serrait à me faire mal. Je ne regardais que son visage voilé, essayant à travers lui de comprendre l'ampleur du malheur qui venait de la frapper, sans aucun résultat tangible. » Dans ce récit, deux amis d'enfance, deux cousins par alliance, sont dans un avion entre Alger et Constantine. Ils se débrouillent pas mal dans l'Algérie d'aujourd'hui. Omar est architecte, Rachid chirurgien. Ensemble, ils ont fait des coups fourrés dans leur jeunesse. Ils ont fait leurs classes dans le même lycée. Plus tard, ils ont servi leur pays, leur chère patrie, l'Algérie, dans les maquis de la Révolution, dans la résistance en France, etc. Ils sont bien au courant de ce qui s'est passé : les méthodes expéditives des généraux français et de certains colonels algériens au maquis. Ils savent tout ça. Ils n'oublient rien. Ils sont assis dans l'avion. Ils se parlent puis se taisent. Longs silences et méditations. Souvenirs communs. Une heure de vol où ils sont envahis par leur passé, par la nostalgie, essayant de chasser les angoisses, les frayeurs, les rancœurs parfois. Il y a aussi les secrets intimes, le bon temps des assauts audacieux de deux belles, voluptueuses jumelles Mounia et Dounia. Le bon temps des chevaux de course du grand père richissime et prodigue. Et des tavernes et bordels de Constantine...C'était le temps de la débauche et de la jeunesse dissolue. Hélas, c'était aussi le temps où tant de valeureux combattants tombés au champ d'honneur des maquis ne pouvaient imaginer que la Révolution allait avoir un fatal dénouement avec les règlements de comptes fratricides dès les premiers jours de l'Indépendance. Les Figuiers de Barbarie, est un roman plein de tristesse, de volupté, d'ivresse et d'amour aussi. C'est l'histoire combien douloureuse de l'Algérie. Mais c'est aussi un beau voyage à travers les étés torrides d'une grande maison de Constantine et des plages de la Méditerranée. Il y a du respect et des regards moqueurs (au lycée, on aime le professeur de français et on chahute le surveillant général). Il y a des passages dans ce livre très baroques et sompteux à la fois : dans un beau jardin, avec vue sur la très belle baie d'Alger, des oiseaux sur les branches du mûrier font un joyeux boucan. Et pendant ce temps-là, dehors, la révolte de la jeunesse algérienne gronde : Octobre 88. Rachid Boudjedra allie merveilleusement le chaud et le froid, le clair et l'obscur, la cruauté et la joie (il a lui même payé de sa personne au maquis et peut témoigner des terribles erreurs commises). Face au mépris et à l'exclusion auxquels les Algériens de confession juive et chrétienne ont été parfois confrontés, Rachid Boudjedra donne ici une leçon de tolérance absolue, subtile et éclairée. Ce n'est que le reflet sincère de sa grande culture et de son engagement - Maillot, Audin, Iveton et bien d'autres combattants n'étaient-ils pas nos frères ? Il y a une seule chose que Rachid Boudjedra (comme Amine Zaoui d'ailleurs) ne fait jamais dans son travail d'écrivain : c'est la gratuité et la pacotille. R.B et A.Z sont à l'opposé de la mode du temps actuel où n'importe quel bricoleur est propulsé au rang d'auteur extraordinaire, voit sa photo collée dans les vitrines des libraires et un feuilleton fourre-tout et sans surprise se réclamer de son nom. Rachid Boudjedra : Les Figuiers de Barbarie, édition Barzakh, 199 pages, 600 da