Boudjedra est entré en littérature avec âme et bagages. C'est-à-dire avec beaucoup de sincérité et une réelle obsession de se dire. C'est, affirme-t-il, cette prédisposition à s'assumer avec franchise qui l'a amené à l'écriture. En dépit de la diversité des sujets abordés, le seul thème de sa littérature, c'est lui-même. Son traumatisme central du sang, la haine du père, l'amour de la mère sont ses forces motrices. Si bien qu'il dit lui-même : « J'ai l'impression d'écrire à chaque fois le même livre ». On pourrait même résumer sa production par une phrase : « Moi, Boudjedra ! » Un de ses romans relativement récent Timimoun (1994) aborde l'homosexualité. Boudjedra s'attaque à l'exclusion qu'elle engendre au sein de la société. Plus que provocant, le sujet est déconcertant ! Rachid Boudjedra choisit le moment où la société s'essaye à guérir ses maux avec des mots en parlant de réconciliation et d'amnistie pour nous dire la témérité qu'il a eu de commettre un livre dont la thématique est aux antipodes des préoccupations majeures et graves d'une société convalescente. Si, en Algérie, la présence de l'homosexualité est indéniable, elle reste anecdotique. Le sort et le traitement que la société réserve à l'homosexualité ne constituent ni ne posent un problème particulier pour les Algériens. Le poser maintenant n'est ni opportun ni pertinent. Mohammed Dib dont une partie essentielle de l'œuvre a accompagné le mouvement national de lutte contre l'oppression coloniale disait : « Une œuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle puise sa sève dans le pays auquel on appartient, où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités et ses déchirements. » S'agissant de Boudjedra, on reste très dubitatif sur l'ancrage de ses racines. Se nourrissent-elles de ce besoin vital d'écrire pour traduire de manière sophistiquée les angoisses et les espérances de son pays ? Ou bien est-il mu par l'obsession de plaire à ceux qui l'ont fait figurer parmi les dix meilleurs écrivains vivants du siècle ? Dans quel cas, ses livres se vendraient-ils en plusieurs millions d'exemplaires qu'ils ne constitueront jamais une œuvre. Intellectuel ou doué d'ubiquité ? L'intellectuel Boudjedra souffre-t-il d'une implication médiatique plutôt discrète dans les questionnements décisifs que la société algérienne doit résoudre, par comparaison à un Rachid Mimouni qui était, de son vivant, médiatiquement omniprésent ? Pour la petite histoire, Rachid Boudjedra n'a pas une grande opinion sur le travail de Mimouni ni d'ailleurs sur celui de Benhadougga ; ce sont, dit-il, des écriveurs de discours. La réponse de Rachid Boudjedra arrive comme un smash au volley-ball. Il refuse le statut d'intellectuel et de penseur. Il se suffit d'être le romancier qu'il est. On se surprend à penser à cette manière dont William Faulkner aurait aimé qu'on résume sa vie : « Il écrivit ses livres et mourut. » D'ailleurs, il persiste à expliquer longuement qu'il fait le distinguo entre le citoyen, le militant des droits de l'homme, l'homme des convictions politiques clairement énoncées et l'écrivain qu'il est. Il n'est pas philosophe, dit-il, même si la philosophie correspond au profil de sa formation initiale. Accordons à notre géant de la littérature ce don d'ubiquité qui lui permet de gérer hermétiquement ses différentes facettes d'homme, de citoyen et de romancier. Mais alors, quel statut endosse-t-il pour promulguer ses sentences sur la société algérienne ? Rappelons certaines d'entre elles : « L'Algérie a toujours été une terre de gens humiliés. » (1) « Bien avant Pascal, il y a un texte du Prophète Mohamed qui disait : ‘‘Dieu garde-moi de mon je.'' Je crois que c'était assez grave comme situation, ça donnait une société musulmane objectale, donc cachée et sclérosée. Morte. Mortifère. » (2) : ou encore : « Cette façon de réduire la religion à une série de dogmes et de rituels mécaniques était révoltante. Cela avait donné et donne encore une société hypocrite où tout se passe dans les arrière-boutiques, dans les arrière-cours et où le mensonge est érigé en dogme absolu et sécrétait une nuisance incroyable. J'ai connu une société algérienne figée, avec quelque chose de préfabriqué, de lourdement et massivement réifié. » (3) C'est une évidence, les jugements sont excessifs, dénués de toute nuance et amenés sans une analyse crédible. Rachid Boudjedra fait abstraction de l'histoire et énonce des diagnostics sans appels sur la société algérienne comme autant de résolutions du politburo du défunt PCUS. Il est presque superflu qu'il pérore sur sa fidélité au communisme, tant l'énoncé sans nuance de ses opinions fait de lui l'archétype du militant primaire d'un quelconque parti unique. Si nous ôtions à ces thèses la notoriété du romancier, elles apparaîtraient plus nettement pour ce qu'elles sont : un tas d'insanités proférées iniquement à la face de la société. C'est l'attitude même du révolté, qu'il prétend être, qui suscite de la colère. Sur l'amnistie générale, corollaire de la politique de réconciliation nationale envisagée par le président algérien Abdelaziz Bouteflika, la réponse de Boudjedra, à une question d'une étudiante, jaillit des tripes, un peu péremptoire et sentencieuse : « Je n'ai pas écrit le FIS de la haine pour en arriver à admettre une telle issue. » A qui conviendra-t-il d'attribuer cette déclaration faite ce jeudi 16 décembre devant les étudiants mostaganémois ? Au citoyen, au militant ou à l'écrivain qui expliqua d'emblée qu'il ne faisait pas de politique dans ses romans. Logiquement, il ne devrait pas leur faire de la politique, non plus ! Les choses finissent par paraître si abracadabrantes que, depuis, je me taraude la cervelle pour trouver la définition du fait politique et de la politique chez Rachid Boudjedra. Dites-moi ! Suis-je un cas ? Il existe plus d'un paradoxe chez Rachid Boudjedra. « J'ai été rebelle au père : cela a donné la nécessité et l'urgence d'écrire. » C'est clair. En l'écoutant, on comprend vite que Boudjedra s'est muré dans la haine du père jusqu'à ne plus être capable de pardon. Lui-même explique que ce terrible sentiment l'habite irrémédiablement. Le constat ne justifie pas de commentaires particuliers. C'est un vécu intime. Malgré l'immense talent de l'écrivain, le lecteur ne pourra donc jamais s'immiscer et se forger un jugement. Cependant qu'un auteur de la maturité de Boudjedra persiste à transposer cette haine à l'ensemble de la société et à toute forme de pouvoir est discutable. Percevoir la réalité d'une société, forcément complexe et multiple à travers un vécu singulier et restreint, finit par peser et choquer. L'urgence d'écrire après tant d'années doit céder la place à davantage de réflexions et d'idées plus élaborées. C'est un autre authentique poète, sénaquien (du cercle de Jean Sénac) de premier ordre, aujourd'hui enterré puis oublié, Youssef Sebti, qui disait : « Chez nous, il est toujours urgent de faire. Aujourd'hui, il est urgent de réfléchir. » Ces paroles retrouvent toute leur fraîcheur dans mon esprit quand je suis assailli par les incohérences du discours de Boudjedra, le plus poète de nos écrivains, dit-on. Écrire algérien Ecrire algérien est une ambition, une revendication forte et peut-être même une autre obsession chez Rachid Boudjedra. Mais d'abord, essayons de restituer son autoportrait. Il est freudien mais en matière de psychanalyse qui oserait en renier le père. Il est marxiste ou même communiste. Et là, on comprend bien que sa révolte contre le féodalisme du père exige un fondement idéologique. Cependant, on reste dans l'expectative quant à la portée de son adhésion aux idées de Marx. Adopte-t-il le marxisme en tant que philosophie, c'est-à-dire le matérialisme scientifique ou ne retient-il du marxisme que son expression politique, c'est-à-dire le marxisme-léninisme ? Mais est-ce utile de chercher la réponse ? Je soupçonne, même, Boudjedra d'entretenir sciemment un flou artistique autour de sa pensée. Ainsi, il lui est loisible de ne pas assumer pleinement ses idées. Il fut révélé à lui-même par Bettelheim. En effet, le fantasme central du sang est rattaché, chez lui, entre autres à 1'« horrible mutilation (circoncision) pour un enfant de sept ans » (2) C'est en lisant Bettelheim qui « en tant que juif lui-même, donc circoncis » (3) avait bien analysé ce problème de la circoncision et de l'excision. La haine, tout est prétexte à haïr chez Rachid Boudjedra, qu'il porte au sacrifice rituel du mouton de l'Aïd El Kebir : « J'ai toujours haï cette tradition sanglante » participe aussi de ce fantasme du sang. André Brincourt du Figaro littéraire sous le titre « L'amour de la haine » soutient : « Décidément, le roman de Rachid Boudjedra répond à la pensée même de Bernard-Henri Lévy : “La vraie guerre des civilisations est celle qui est intérieure à l'Islam”. » (4). Quelle que soit la pertinence du journaliste à propos du livre Les funérailles, il est troublant qu'il puisse relever que les fatwas de Rachid Boudjedra sur l'Islam rejoignent celles de BHL. Légitimement, on finit par s'interroger sur ce que l'écriture de Rachid Boudjedra recèle d'algérien. On retiendra tout de même qu'il ne s'est pas trompé dans le choix de la rampe de lancement qui lui fera bien décrocher un jour le prix Nobel. Pour la concision de ses phrases, la fluidité de sa narration, il le mériterait certainement. A cause de la haine qu'il s'obstine à cultiver, j'en suis moins sûr. Mais quand il accuse les Algériens d'être incapables du don de soi et de vouloir indûment le paradis, lui qui se complait dans l'enfer du fils de la haine, du fils de son père, je crois qu'il l'obtiendrait que cela m'indifférerait royalement. Notes de renvoi 1) Rachid Boudjedra « La fascination de la forme » Le Matin 24 juin 2003. 2) Rachid Boudjedra « Ecrire pour atténuer la douleur du monde » Le Matin 17 juin 2003. 3) Rachid Boudjedra conférence prononcée à l'université de Princeton (USA) en février 1992. Le Matin 29 janvier 2003. 4) André Brincourt « L'amour de la haine », Le Figaro littéraire 26 juin 2003.