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«Il n'y a jamais eu de volonté politique de lutter contre la corruption»
Djilali Hadjadj. Président de l'association algérienne de lutte contre la corruption
Publié dans El Watan le 20 - 05 - 2019

Dans cet entretien, Djilali Hadjadj, président de l'Association algérienne de lutte contre la corruption revient sur l'historique et sur le fonctionnement des organes de lutte contre la corruption. Il estime par ailleurs que l'utilité et l'efficacité des organes chargés de cette mission ne peuvent s'obtenir que dans un contexte politique garantissant leur réelle indépendance.
– Dans quelles conditions travaillent les organes de lutte contre la corruption ?
L'histoire et l'historique de ces «organes» en dit long sur les conditions dans lesquelles ils travaillent, pour ceux qui travaillent… Il est d'abord utile de préciser qu'il y a une flopée d'organes – gouvernementaux ou judiciaires – dont les missions ou une partie des missions s'inscrivent dans la lutte contre la corruption. Les plus anciens se situent dans le secteur de la justice et officient dans toutes les wilayas – cours et tribunaux–, et la Cour suprême à Alger, pour les justiciables ayant été ministres ou pour les ministres en activité.
Puis le pouvoir – sous la pression des institutions financières internationales –, à l'époque du «programme d'ajustement structurel», créa sans grande conviction en juillet 1996 son intitulé faisant foi, «l'Observatoire national de prévention et de lutte contre la corruption» (ONPLC) : pour la petite histoire, afin d'illustrer l'absence de volonté politique à lutter contre la corruption, son règlement intérieur ne fut signé qu'en… 1998. Ce 1er «organe» spécialisé devait rester confiné dans l'ombre douillette du pouvoir et ne fera plus du tout parler de lui. Les Algériens, à ce jour, ignorent tout de ses activités.
Cet «observatoire», frappé de cécité, fut dissous le 12 mai 2000 par Bouteflika, sous prétexte que ces «excroissances de l'Etat, outre leur inutilité et la dilution de responsabilités qu'elles entraînent, se traduisent par des ponctions injustifiées sur les ressources publiques», ainsi qu'il le déclara dans son discours aux walis le même jour. Puis Bouteflika se ravise en 2006, à la lumière de la ratification par l'Algérie en 2004 de la Convention des Nations unies contre la corruption, en évoquant de nouveau – à travers la loi contre la corruption qui venait de paraître – la création d'un organisme spécialisé, une sorte d'agence gouvernementale qui piloterait la lutte gouvernementale contre la corruption.
C'est ainsi que l'Organe national de prévention et de lutte contre la corruption (ONPLC) fut inscrit dans la loi du 20 février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption et ne fut installé qu'en… 2011 : il faut noter que c'est pendant cette période de 5 longues années – 2006-2011 –, qu'explosèrent les grandes affaires de corruption. L'ONPLC était annoncé comme étant «une autorité administrative indépendante», néanmoins placée sous la tutelle du président de la République, son rapport annuel n'est pas rendu public et sa composition, son organisation et les modalités de son fonctionnement sont définies par… décret présidentiel.
Puis contre toute attente, le gouvernement annonça en 2010 la mise en place de 4 «pôles judiciaires» régionaux spécialisés dans la lutte contre la délinquance économique et financière (Alger, Oran, Constantine et Ouargla), «pôles p», dont on n'entendit plus parler depuis. Et la même année, l'Office central de répression de la corruption (OCRC) fit son apparition en plein été, créé par une ordonnance présidentielle – donc sans passer par le Parlement – amendant la loi du 20 février 2006 relative à la prévention et à la lutte contre la corruption, mais là aussi, il ne sera opérationnel qu'à partir de mars 2013. Il fut d'abord placé sous tutelle du ministère des Finances, puis passa sous celle du ministère de la Justice.
– Quelles conséquences d'une telle organisation sur l'efficacité de ces organes ?
Il n'y a jamais eu de volonté politique de lutter contre la corruption, mais bien au contraire, le pouvoir a fait de la corruption un moyen et un instrument pour se maintenir en place, en corrompant une bonne partie des grands commis de l'Etat et en les mettant au service d'intérêts illicites, voire mafieux. Par milliers, les hauts fonctionnaires et les élus nationaux ont commencé à goûter à la corruption, puis ont fini par ne plus pouvoir s'en passer. La corruption a été ainsi créatrice d'un Etat en partie artificiel, où la règle est «enrichissez-vous et laissez-nous nous enrichir !»
Au fil des ans, s'est tissée en Algérie une véritable toile entre tous les niveaux et tous les secteurs de la corruption. Les petits corrompus démasqués doivent donner des gages au pouvoir. Plus de gages, c'est aussi plus de corruption, plus de possibilités pour les grands corrompus d'étendre leur action. Dans la coulisse, quelques hommes forts, les hommes de l'ombre et des missions difficiles, les éminences grises, protecteurs et protégés.
Ils ont transmis à ce petit monde les règles de l'abus d'obéissance, sur fond d'un mélange de capitalisme sauvage et d'interventionnisme étatique, en mobilisant des «ressources» multiples : intérêts financiers, obéissance à la hiérarchie et solidarité familiale, amicale, ethnique, clanique, religieuse, politique, régionale, sectorielle, corporative, le tout pour des objectifs non moins multiples.
Dans ce contexte de corruption généralisée jusqu'au plus haut sommet de l'Etat et d'impunité totale pour les «personnes politiquement exposées», tout l'édifice institutionnel de lutte contre la corruption cité plus haut ne pouvait qu'être factice et à visée «cosmétique» – tant pour la consommation interne qu'en direction de la communauté internationale –, édifice se résumant en fait à un château de sable, miné dès le départ par des luttes de clans au sein du sérail et se limitant dans le meilleur des cas à des opérations de règlements de compte, ces «organes» étant instrumentalisés dans ce sens ou carrément placés en hibernation.
– Qu'avez-vous à dire sur les changements annoncés en cette période pour prévenir ce phénomène ?
Une inflation d'annonces, dans la précipitation et l'incohérence totale, sur fond de limogeages et de jeu de chaises musicales, concernant tant les hautes fonctions judiciaires que les directions des organes de répression et de prévention de la corruption, sans aucune transparence ni communication conséquente et autre explication.
Le chef de l'Etat par intérim n'est pas légitime pour prendre pareilles décisions. Quant aux arrestations en série de hauts fonctionnaires, toutes casquettes confondues, ou d'oligarques proches du pouvoir, là-aussi la tâche des magistrats aux ordres est assez ubuesque : pas plus tard qu'hier, on leur demandait d'épargner les «impunis», et aujourd'hui, ils doivent emprisonner à tout-va ceux que leur désigne le pouvoir en place, tout en évitant les «personnes politiquement exposées» acoquinées aux «puissants» du moment… On est en pleine corruption de la lutte anti-corruption, et ce, dans la continuité des pratiques qui ont toujours prévalu : règlements de comptes et luttes des clans exacerbés. Depuis l'indépendance, le pouvoir algérien se réveille périodiquement pour annoncer à l'opinion une énième campagne contre la corruption.
Les actes des chefs d'Etat et de gouvernement qui ont pris des initiatives de ce genre donnent une idée du fonctionnement du pouvoir, des différents clans qui le composent et des méthodes utilisées pour se maintenir en place. On relève même des situations où, pris au piège de ses propres décisions, le pouvoir est contraint à des contorsions intéressantes : il fera semblant de maintenir la pression – contre les «fantômes» de la corruption – puis soudainement, la campagne s'interrompt et tombe dans l'oubli et les citoyens ne sont pas dupes de la mascarade qui se joue pour partie sous leurs yeux…
– Justement, dans toute cette situation, quid réellement du rôle de la Cour des comptes et quel avenir pour l'Office central de répression de la corruption ?
L'histoire de la Cour des comptes est symptomatique de la conception du pouvoir en matière de prévention et de lutte contre la corruption : elle fut créée par Chadli en 1980 pour… régler des comptes et écarter ceux qui pouvaient lui faire de l'ombre. Il y parvint assez facilement : les dossiers de presque tous les dignitaires du régime étaient chargés d'accusations de détournements et de malversations, dont celui de Bouteflika.
Ce dernier bouda la Cour des comptes pendant ses 20 ans de règne, institution dont il a été personnellement «victime» au début des années 80. N'eût été la consécration constitutionnelle de la CDC, on peut penser qu'il l'aurait dissoute, réglant à son tour des comptes : mais en fait, il n'eut pas besoin de le faire tant le président de la CDC – nommé en mars 1995, entamant sa 25e année à ce poste et âgé de 79 ans ! – lui facilita la tâche en faisant hiberner cette institution et en réprimant en interne toute velléité de changement. Et dire que sous d'autres cieux plus démocratiques, la Cour des comptes joue un rôle essentiel dans le contrôle de l'utilisation de l'argent public.
Quant à l'Office central de répression de la corruption (OCRC), dès sa création en 2010, les luttes de clans furent féroces pour en prendre le contrôle, ce qui retarda considérablement son démarrage, puis les tentatives visant à le déstabiliser se multiplièrent: changement de tutelle ministérielle – des finances à la justice, nominations à l'emporte-pièce, budget et moyens limités, etc.
A défaut de pouvoir domestiquer totalement l'OCRC, le pouvoir ordonna, il y a quelques mois au ministre de la Justice, Tayeb Louh, de le supprimer carrément : pour cela, le gouvernement essaya de modifier la loi du 20 février 2006 en annonçant la création d'un «parquet national financier p» pour remplacer l'OCRC, alors que ce dernier est un organe de police judiciaire, et donc le bras des enquêtes de ce «parquet p» : le projet de loi fut adopté manu militari par une APN aux ordres de l'Exécutif, mais resta bloqué au niveau du Conseil de la nation, grâce au «hirak» qui fit son apparition entre-temps.
Tant pour la Cour des comptes que pour l'Office central de répression de la corruption, et aussi, bien entendu, l'Organe national de prévention et de lutte contre la corruption, leur utilité et leur efficacité ne peuvent s'obtenir que dans un contexte politique garantissant leur réelle indépendance, ce qui est encore très loin d'être le cas, et sur fond d'indépendance effective de la justice et d'avancées démocratiques. Cela fait partie des revendications des millions d'Algériens du «hirak».


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