Dès le lendemain des élections présidentielles iraniennes, en juin dernier, Babak Dad a changé soixante-dix fois de domicile en quatre mois, avant de quitter son pays. Jamais il n'a cessé d'écrire, car Babak Dad est journaliste politique avant tout. Connu pour ses positions réformistes, il est aussi une figure du mouvement vert, ce mouvement d'opposition populaire au régime islamiste né dans la rue après « l'élection » d'Ahmadinejad en juin 2009. Il nous livre ici quelques clés de son analyse de la situation iranienne. Le Mouvement Vert a parfois été défini comme un mouvement populaire, parfois comme le fait d'une minorité éduquée. Qu'en est-il exactement ? Au lendemain des élections, au début, c'était difficile de savoir qui faisait partie de ce mouvement, on ne voyait pas très bien quelle était sa résonance, et quelle était son influence sur les différentes classes sociales. Maintenant, on voit beaucoup mieux. Ce qu'on sait aujourd'hui, c'est qu'il est soutenu à la fois par les Iraniens de l'intérieur et de l'extérieur du pays. C'est un mouvement très vaste, qui va des anciens soldats de la guerre Iran-Irak aux immigrés monarchistes, des groupes qui sont fondamentalement opposés les uns aux autres mais qui se retrouvent dans ce mouvement global. Parce que ce dont nous sommes tous certains aujourd'hui, c'est que, malgré nos différences, ce qui peut nous aider à construire un pays différent demain, c'est une action pacifique, constante qu'on peut mener à l'intérieur de ce mouvement. Ce pacifisme du mouvement est-il, selon vous, une condition de sa viabilité ? Le choix du peuple est d'arriver à la liberté en évitant d'avoir des victimes et des morts. Rappelons que le peuple iranien a déjà vécu une révolution il y a 31 ans. Cette révolution à l'époque a été sanglante ! Le peuple sait donc que la révolution est comme une tempête et quand la tempête arrive, les innocents et les coupables sont pareillement visés. Vous savez, cette révolution a été conduite par le peuple pour arriver à la liberté et à la justice, mais comme elle était elle-même violente, et idéologique, elle a donné naissance à des actes de vengeance, à la torture, à la prison. Elle s'est autoalimentée de la violence qu'elle portait en elle au départ. Et pour que cette révolution aboutisse à un système, à un régime, et pour que ce régime se stabilise, il a fait exactement le même chemin vers la dictature que le régime du shah, qu'il avait renversé. Le peuple iranien a peur aujourd'hui de cette expérience circulaire et il veut arriver à un changement fondamental sans payer le prix qu'il a déjà payé. C'est pour ça qu'il utilise des moyens non violents. Comment les diverses composantes du mouvement perçoivent-elles la volonté de négociation de Mir Hossein Moussavi, qui représente le mouvement, avec le régime et son attachement au système de la République islamique ? Moussavi fait partie des révolutionnaires d'il y a trente ans ! Karroubi pareil, Khatami aussi (1)... On peut donc les considérer comme des actionnaires d'une révolution et quand un actionnaire a été partie prenante dès le début d'un système, il a du mal à renoncer au système qu'il a construit ! Ils sont convaincus que la révolution a dévié et, en réalité, ils se sont portés candidat aux élections l'année dernière pour essayer de mettre en place la république islamique qu'ils entendaient instaurer il y a trente ans... mais face à eux, il y a Ahmadinejad et son groupe, qui l'entoure et dont il se nourrit intellectuellement. Eux pensent au contraire que la révolution iranienne, c'est exactement l'Iran d'aujourd'hui et que c'est cela un bon régime islamique ! Le peuple est spectateur de cette lutte entre deux fronts et espère que le débat peut avoir lieu pour arriver à une démocratie. Ca ressemble au football : les spectateurs, ou le peuple, soutiendront Moussavi tant qu'il portera des buts contre l'adversaire. Le problème, c'est qu'Ahmadinejad fait entrer des mitraillettes dans le stade ! La raison de la popularité de Moussavi, c'est qu'il joue selon les règles, qu'il ne fait pas appel à la violence, qu'il n'exacerbe pas la haine. Les gens savent que Moussavi a payé un prix fort (2) et qu' il n'est pas encore fatigué. Donc différents groupes politiques le soutiennent même si ils ne sont pas convaincus à cent pour cent par sa stratégie, justement parce qu'il permet d'exprimer des choses et d'avancer. Et puis le peuple croit en sa sincérité. N'oublions jamais que nos adversaires occupent le terrain de manière violente et le progrès d'un mouvement réaliste tel que le mouvement vert est bien plus difficile que le chemin d'une révolution. Mais le résultat d'un mouvement tel que celui-là est beaucoup plus durable que le résultat d'une révolution idéologique. C'est un mouvement qui est en permanence en train de chercher une cohérence, de se remettre en question ? Oui, bien sûr. C'est l'une des caractéristiques du mouvement : il bouillonne tous les jours, il trouve de nouvelles forces, se sépare des forces inutiles. Il se recréée tous les jours, s'étend, s'invente. Et c'est le chemin que le mouvement suivra jusqu'à sa maturité. Ne risque-t-il pas d'y avoir, à terme, une contradiction entre la structure de la république islamique, avec ce problème entre la légitimité du pouvoir et la légitimité religieuse, et l'instauration d'une démocratie ? Cette contradiction existe déjà car le mouvement vert respecte la religion mais ce n'est pas un mouvement religieux. Et l'une des visions du mouvement est que la religion ait une part très réduite dans le pouvoir politique, justement parce que le gouvernement actuel est en train de régner en se servant de la religion. Face aux problèmes graves tels que la pauvreté qui grimpe tous les jours, le chômage qui s'accroît et la corruption, le gouvernement n'est pas en mesure de donner des raisons valables et logiques, donc il lie leur persistance à la volonté de Dieu ! En même temps, ce gouvernement d'Ahmadinejad ou de Khamenei (3), enfin tout le système actuel, se dit être le seul pays au monde qui applique parfaitement les préceptes de l'Islam. J'aimerais ajouter, car vos lecteurs sont en majorité musulmans, que ce gouvernement islamique, pour se préserver et rester en place, a commis des crimes dans les rues ! Pire que cela, ils ont violé des jeunes filles ou des jeunes hommes emprisonnés en utilisant une justification religieuse ! Dans le Coran, ils ont trouvé deux mots, « ath ol'mobin », qui signifient « la grande conquête », et en s'appuyant sur ces mots, ils veulent vaincre le peuple par la terreur... C'est pour ça que le mouvement vert croit que le régime actuel n'est même pas un régime islamique ! Au nom de Dieu, ils ont volé le vote du peuple et au nom de Dieu, ils ont torturé, emprisonné, assassiné ce peuple qui demandait en juin dernier où était passé son vote. Après les élections, alors que le comptage des voix n'était pas finalisé, Khamenei a choisi Ahmadinejad comme vainqueur ! Peu après, l'imam du vendredi de Téhéran a officiellement dit que contester la parole de Khamenei, c'est contester la parole de Dieu... Il y a d'ailleurs une blague en Iran qui dit que Dieu est devenu le représentant de Khamenei (rires) ! Les simples citoyens qui sont descendus dans la rue pour réclamer un résultat sincère de leur vote ont été qualifiés par ce régime de « mohareb », celui qui se bat contre Dieu. En quoi l'ont-ils été ? Est-ce que Neda Agha Soltan (4) était une mohareb ? Si c'est ça être contre Dieu, et bien ce Dieu a un problème. C'est pour ça qu'au sein du mouvement vert, il y a des forces laïques qui demandent la séparation au pouvoir du religieux et du politique, mais il y a aussi des gens qui souhaitent simplement rétablir une image positive de Dieu. De toute façon, dans toute cette histoire, celui qui est le plus innocent, c'est Dieu lui-même ! Le peuple iranien veut revendiquer ses droits, son droit à une vie meilleure. Dieu pourra se défendre tout Seul, Dieu aime la vie et Dieu n'est pas contre la liberté. Plus cette pensée s'ancre dans le mouvement, plus nous aurons de l'espoir pour un avenir meilleur. Ce que revendique le mouvement vert, c'est la vie ! Comment expliquer cette évolution du pays vers un espèce d'intégrisme politique, si l'on peut dire, quand on constate qu'en 1997, les élections se sont bien déroulées et qu'un réformateur, Khatami, avait été élu ? N'oublions pas que Khatami a été le président d'un système qui, lui, est contrôlé par l'ayatollah Khamenei... Khatami avait des idées réformatrices et démocratiques, mais il a eu face à lui des groupes religieux radicaux et il n'a pas pu mettre en œuvre ses promesses. La religion radicale a réussi à faire un retour, telle un ressort ; elle a plus ou moins neutralisé les mesures prises par Khatami en ce qui concerne la liberté de la presse, les droits des femmes, ou la liberté politique dans les universités. La société l'a, malheureusement, accepté, mais temporairement. Et elle s'est à nouveau exprimée il y a un an, puisque c'est une société vivante, qui se cherche. A l'époque de Khatami, seules les forces intellectuelles, comme par exemple les étudiants, étaient porteurs de ces réformes et ces réformes étaient donc un peu concentrées au sein des couches éduquées. Or, aujourd'hui, le mouvement vert est un mouvement qui justement est partagé par un nombre très important de forces différentes et c'est grâce à cette diversité qu'il est durable, qu'il peut gagner du terrain et vraiment aboutir à un changement. Il ne doit pas se concentrer sur un ou deux groupes, sinon il échouera. Vous pensez que la dialectique américaine de Georges Bush a contribué à figer cette ligne fondamentaliste du pouvoir iranien ? Oui, tout à fait. La position des républicains de Bush a eu pour conséquence une position défensive de la part du gouvernement Khatami mais, pire, ça a suscité au sein du peuple une sympathie pour le régime islamique. En même temps, il faut noter que Bush avait bien compris qu'effectivement, le mal venait du système de la république islamique lui-même. Mais il oubliait de dire, ou il n'a pas pu voir, qu'il existe une différence entre le régime à la tête duquel il y a le guide suprême Khamenei et le gouvernement à la tête duquel il y avait Khatami, justement un gouvernement réformateur, essayant d'aller dans le bon sens. Georges Bush a tout mis dans le même sac, parce qu'il savait aussi, et Obama le sait, que le pouvoir iranien cherchait à se doter de l'arme nucléaire. Mais je crois que c'est le langage d'Obama qui pourra porter des fruits. En repensant le politique, et le lien entre la politique et le religieux, le mouvement vert est-il aussi en train de revendiquer un autre Islam, moderne, ouvert et compatible avec un Etat de droit ? N'est-ce pas là un enjeu qui dépasse le contexte iranien ? C'est une question vaste et essentielle. Ce qui se passe en Iran, c'est que le mouvement vert est en train de frayer un chemin à l'intérieur d'un régime qui est basé sur la religion. A l'intérieur de cette structure figée, le mouvement vert essaie de faire émerger les revendications démocratiques. Et il le fait sans vouloir détruire les fondements religieux et culturels de la société. C'est une mission très délicate... Mais si il y parvient, ce sera presque une nouvelle découverte du XXIe siècle ! Si il réussit à répertorier, à collecter l'ensemble des revendications démocratiques du peuple iranien, à ce moment-là, il apportera des réponses à des questions que se posent beaucoup de sociétés musulmanes où l'Islam est considéré, ou utilisé, comme un obstacle aux libertés individuelles. Il y a beaucoup de si dans cette histoire mais si le mouvement vert iranien réussit ce chemin, il pourra effectivement contribuer à ce que le regard du monde entier change sur l'Islam. Il pourra être utile à des centaines de millions de musulmans... Je voulais rajouter quelque chose concernant les droits de l'homme et la bombe nucléaire. Le peuple iranien est déçu parce que les différents pays se concentrent sur le dossier nucléaire et la question des droits de l'homme est complètement occultée. Tous les pays et les pays musulmans, comme l'Algérie, qui est membre de l'Organisation de la Conférence islamique (5), doivent envoyer leurs représentants en Iran pour pouvoir rendre compte des nombreux cas de violation des droits de l'homme dans un pays qui se réclame être le centre du monde musulman. Cela peut être une initiative des pays musulmans qui pensent que l'islam est la religion supérieure... Qu'ils envoient leurs représentants en Iran pour constater la situation sur place ! C'est en dénonçant les exactions de ce pouvoir qu'ils défendront réellement l'Islam. Vous parlez de collecte et on sait que le mouvement est composé de beaucoup de groupes différents. D'un point de vue pratique, quels sont ses outils pour s'organiser : Internet ? Son plus gros outil, ce sont les réseaux sociaux, la relation d'individu à individu, les liens familiaux, pyramidaux... Une personne sensibilise deux personnes qui sensibiliseront à leur tour deux personnes... C'est comme des branches qui ne cessent d'étendre leurs ramifications. Quelles sont les cartes gagnantes du mouvement ? Et est-ce que les Iraniens qui sont à l'extérieur du pays peuvent l'aider efficacement ? Les atouts qui pourront nous aider à réussir sont à la fois la sensibilisation, l'information et le réalisme du mouvement Notre rôle de journaliste est maintenant d'écouter les voix différentes qui viennent du peuple, de les entendre, de les analyser, de dégager les messages les plus importants et de les renvoyer au peuple. C'est encore comme au foot : on analyse le jeu, les joueurs, les stratégies mais aussi les réactions des spectateurs. C'est ça l'information qu'on essaye de transmettre. Et est-ce qu'il y a des faiblesses à l'intérieur du mouvement vert qui vous font peur ? S'il s'écarte du réalisme pour aller vers l'idéalisme, ce sera une fragilité. S'il oublie sa grande diversité, ce sera une fragilité. S'il oublie que la réussite passe par son extension à toutes les couches de la société, il y aura fragilité. Et puis il y a les pièges que lui tendent les adversaires et qui pourraient diviser ses forces car, malheureusement, même si le mouvement a déjà quelques mois derrière lui, ce danger existe encore. Mais de toute façon, même si ils y arrivent, le peuple s'exprimera à nouveau et les revendications se manifesteront par d'autres canaux. Par contre, les pauvres constituent cette sphère que le mouvement vert n'a pas pu rassembler autour de lui pour l'instant. Pourquoi ? Parce que les représentants du mouvement vert, M. Moussavi ou Karroubi, n'ont pas su formuler les problèmes qui touchent les couches les plus pauvres et, par rapport à cette population, Ahmadinejad a des outils plus importants. Les pauvres doivent obligatoirement penser aux problèmes de leur vie quotidienne. Or, les débats à l'intérieur du mouvement vert vont au-delà de la vie quotidienne. Le pouvoir en place, lui, peut, grâce à l'argent du pétrole qu'il utilise comme il veut, donner au quotidien de l'argent aux pauvres. Ahmadinejad a la volonté d'absorber cette force qu'ils représentent, c'est un enjeu très important. Si le mouvement vert avait su justement les rassembler autour de lui, il y aurait pu y avoir une bascule. Mais le mouvement vert n'a pas encore réussi à travailler sur cette population et à les attirer. Il y a plus de 15 millions de personnes pauvres en Iran. Le seuil de pauvreté extrême a une définition sur le plan international, c'est l'exclusion. Il a été défini par les Nations unies : c'est vivre avec moins d'un dollars par jour. Il y a 15 millions de personnes en Iran qui vivent avec moins de 1 dollar par jour. Il est évident que ces 15 millions ont de tels soucis graves au quotidien qu'ils ne font même pas attention au fait que leur vote ait été volé. Mais je redis cela : les pauvres ne sont pas avec le gouvernement. Ils savent qu'ils sont les principales victimes du pouvoir en place. En même temps, ils ne parlent pas encore avec le mouvement vert. Ils n'aiment pas Ahmadinejad mais pour 20 dollars, ils se sentent obligés de courir après sa voiture pour recevoir un ou deux billets de sa main. Et Ahmadinejad, en même temps, il leur fait peur en leur disant : « La démocratie est dangereuse pour vous, la démocratie vous anéantira. » C'est un enjeu fondamental. (1) Mir Hossein Moussavi fut Premier ministre de la République islamique d'Iran de 1981 à 1989, durant les deux mandats successifs du président Ali Khamenei, actuel guide suprême du pays. Candidat à l'élection présidentielle de juin 2009, soutenu par les principaux partis réformateurs, il est officiellement battu par Mahmoud Ahmadinejad. La couleur verte qui lui fut attribuée lors des débats télévisés de la campagne a donné son nom à la contestation populaire qui suivra ces élections. Il est aujourd'hui la figure principale du mouvement vert. Mehdi Karroubi est un homme politique et un membre du clergé iranien. Réformateur « pragmatique », il est candidat aux élections de 2009, après lesquelles il démissionnera de toutes les fonctions politiques auxquelles le guide suprême l'avait nommé. Mohammad Khatami fut président de l'Iran de 1997 à 2005. Réformateur, il se porte à nouveau candidat à la présidence en 2009, avant de se retirer de la course pour soutenir la candidature de Moussavi et ne pas contribuer à disséminer les voix de l'électorat modéré. (2) Son neveu Ali Moussavi fait partie des 15 manifestants abattus au cours d'un grand rassemblement violemment réprimé à Téhéran, le jour de la fête de l'Achoura, le 27 décembre dernier. (3) Ali Khamenei est, depuis 1989, le guide suprême de la Révolution islamique d'Iran, dont il fut aussi le président de 1981 à 1989. Premier ayatollah à être élu à cette fonction, sa présidence fut marquée par un rapprochement fort entre pouvoir religieux et pouvoir politique. Il a notamment ostensiblement soutenu le GIA durant les années 1990. (4) Neda Agha Soltan, 26 ans, récemment fiancée et étudiante en philosophie, a été abattue d'une balle dans la poitrine le 20 juin, lors d'une manifestation à Téhéran. Les 44 secondes de son agonie, filmée par téléphone portable, ont fait le tour du monde entier via Internet. Alors qu'elle est aujourd'hui devenue une emblème du mouvement vert, les autorités judiciaires iraniennes ont ouvert une enquête officielle sur sa mort en privilégiant « une manipulation » ourdie de l'étranger. (5) L'OCI est une organisation intergouvernementale à caractère religieux créée en 1969, qui regroupe 57 Etats membres.