Réunis en conclave au complexe des Andalouses à Oran, philosophes, sociologues, sémiologues et spécialistes du 7e art, venus de plusieurs pays méditerranéens et du Canada, ont, trois jours durant, planché sur la question, sans tambour ni trompettes et pour une fois sans officiels pour ouvrir les travaux. Abdellah Abdellaoui, président du comité scientifique du colloque*, a, dans son introduction, tenu à faire lire par une étudiante un hommage au brillant intellectuel et enseignant, Abdelkader Djaghloul, ravi récemment aux siens et à la scène culturelle du pays. Que peuvent les concepts pour les images ? Quels rapports existent entre les pratiques de la philosophie, tant au niveau de son enseignement que de l'écriture des textes, et les pratiques de ceux qui font le cinéma, aussi bien du côté de ses auteurs que des publics ? Quels liens peuvent se nouer entre une discipline déclarée a priori noble, rigoureuse et austère, et le cinéma considéré comme un art aléatoire, hypothétique et un divertissement, soumis, de surcroît, aux lois de l'économie ? A quoi pense un philosophe au cinéma ? Quel est l'objet de son attention, de son regard ? Faut-il chercher Aristote dans Chaplin ? Kant dans Bergman ? A qui associer Spielberg et Coppola ? Questions, certes cruciales, mais embarrassantes pour le panel d'experts réunis pour la circonstance dans le cadre ces 3es Journées d'esthétique, organisées sous l'égide des départements de philosophie d'Oran et de Mostaganem. Pour les différents intervenants et surtout les magistrants de l'Ecole doctorale en sciences sociales et humaines, qui ont suivi attentivement les travaux, le couple « philosophie/cinéma » demeurera énigmatique tant que la pensée philosophique sera considérée comme le bon grain face à la non-pensée cinématographique considérée, elle, comme l'ivraie. Objet culturel et art à part entière, le 7e art a toujours occupé dans l'imaginaire social une place particulière. Malgré cela, les réticences à son égard demeurent nombreuses et les divergences de point de vue incompréhensibles. Le peu d'intérêt du créateur de concepts (le philosophe) à l'égard du cinéaste (créateur de formes), la question de l'esthétique, qui reste difficile à poser pour le philosophe, et enfin le fait que la philosophie ne s'intéresse qu'au monde, alors que le cinéma montre ce qui n'est pas le monde, ce qui n'est pas le vrai, témoigne des réticences et des incompréhensions. Dire que depuis Platon et son allégorie de la caverne, l'image artistique a toujours été en opposition avec la philosophie est un abus de langage. Longtemps infranchissable, la frontière qui sépare ces deux mondes (ayant pourtant pour point commun la puissance du mouvement dans l'univers et dans la conscience, l'un à travers les pratiques d'images, l'autre à travers les pratiques conceptuelles) semble, aujourd'hui, moins étanche. Pour certains, cette incompatibilité entre philosophie et esthétique est liée au supposé « désordre » du mouvement cinématographique, qui contraste avec la « discipline » philosophie faite de silence et de réflexion solitaire. Longtemps perçue comme une expérience des textes et comme un discours conceptuel, la philosophie a fini par rencontrer le cinéma appréhendé sous l'angle de l'expérience pratique et esthétique. La pratique théorique qui pose la question du beau sous une forme métaphysique et la pratique esthétique et industrielle qui aborde la question sous la forme d'une expérience ont fini par s'envisager. l'illusion de la réalité D'un côté, nous avons le vrai, idéal que vise tout philosophe, depuis Platon (ce dernier était tranquille, car il ignorait tout du cinéma), de l'autre, nous avons la représentation de la réalité, sorte de simulacre du monde, qui, par le biais de codes spécifiques et non-spécifiques, accroît l'illusion de la mobilité et de la réalité (choix d'objectifs, de cadre, de mouvements d'appareils, de travelling, de panoramique, de contre-plongée, de bandes sonores, de couleurs…). Mais, « il ne suffit pas d'emprunter quelques métaphores au cinématographe, ni même, inversement, de glaner dans l'histoire de la philosophie des éléments susceptibles d'éclairer le fonctionnement et les enjeux de l'art de la lumière, pour maîtriser ‘‘l'intelligence du cinématographe'' », déclarait en substance l'un des participants. Et de poursuivre : « Le philosophe doit se convertir en véritable théoricien du cinéma et reprendre, à la fois humblement et de façon critique, les apports incontestés des grands déchiffreurs du film, tels Canodo, Bazin, Metz, Eisenstein, Lang, Cocteau, Pasolini… » C'est un moment hautement symbolique que de voir la philosophie s'ouvrir à la création artistique et les philosophes de s'intéresser au cinéma, ce grand art de la lumière, de l'espace, du temps et du mouvement. Bien avant Deleuze et sa formidable machine à forger des concepts, Bergson, avec son concept d'« image-mouvement », avait tracé la voie. En quête de l'esprit du temps, le philosophe va avoir recours au cinéma pour mettre en scène les grands systèmes ou mieux, les grands problèmes de la philosophie. Dominique Château, qui a publié nombre d'ouvrages sur la question, a essayé, à travers sa communication, de mettre en relief les effets du paradigme « film-penseur » sur les études cinématographiques en revisitant la lettre deleuzienne, pour mieux comprendre les fractures irréconciliables dans l'histoire du cinéma. Joseph Moure (Université Paris I Sorbonne) a essayé de montrer comment l'idée, la pensée et la création circulent dans le champ médiatique. « Une image ne vaut que par les pensées qu'elle crée », affirmait Jean-Luc Godard. Ce n'est pas la réalité qui est révélée par le film, comme chez le critique, mais la pensée. Et ce dernier de préciser : « C'est le film qui pense ; moi, je n'ai pas à penser. Je suis témoin de cette pensée. » Dès lors, l'auteur s'étiole, moins par sa multiplication que par sa dilution dans ce qu'il contemple. Il est aussi intermédiaire entre la pensée qu'il révèle et le spectateur, « serviteur de son œuvre ». En se basant sur sa propre expérience cinématographique, Belkacem Hadjadj a tenté de mettre en relief la place que l'idéologie du « film-penseur » donne au théoricien. Pour ce dernier, le cinéma, immense espace commun d'images, de fictions et de pensées, peut perturber le regard, ébranler des certitudes et dévoiler de nouveaux points de vue. Sa communication sur la question de l'esthétique du cinéma pour un cinéaste algérien a beaucoup retenu l'attention du public. Tout comme d'ailleurs la séance consacrée à Deleuze et Bergson. Ce dernier, considéré comme le critique de la tradition et de l'illusion cinématographique, pour qui ni notre perception, ni notre connaissance, ni le cinéma ne touchent le mouvement réel, le devenir intérieur des choses. C'est autour de la question du mouvement que la philosophie bergsonienne a rencontré le cinéma. (Matière et mémoire 1896 et Evolution créatrice 1906). Ils étaient nombreux à se succéder sur la tribune pour décrypter les propos de Gilles Deleuze, le philosophe qui a tenté de forger des concepts, comme l'avait fait Henri Bergson avant lui, dès 1917. « Le rapport cinéma/philosophie est celui de l'image et du concept. Le cinéma a voulu construire une image de la pensée, des mécanismes de la pensée », écrivait Deleuze. « Grâce au recours aux concepts issus des sciences humaines et esthétiques, ce dernier a amorcé le dialogue entre philosophie et cinéma », déclarait Benmeziane Bencherki, organisateur du colloque. Développant une conception philosophique de l'image cinématographique, Gilles Deleuze s'est appliqué à proposer une logique du cinéma qui s'efforce de connaître et de comprendre. Il donne ainsi un ancrage philosophique au cinéma et une dimension cinématographique à la réflexion sur le mouvement et le temps. On ne peut que regretter le fait que la critique a, depuis longtemps, déserté le terrain qui est le sien, celui de l'appréciation d'un point de vue esthétique ou philosophique des ouvrages d'art ou d'esprit. Espérons qu'elle puisse revenir par le biais du fondement philosophique. Le colloque « philosophie/cinéma » pose en fait, en filigrane, la question de savoir comment établir un savoir sur l'objet ou un mode discursif d'appréhension de l'objet. L'objectif des organisateurs de cette 3e édition, tout comme les précédentes qui avaient pour thématique l'esthétique « Enjeux socioculturels et art » et « Lieux et pratiques d'art », est d'approfondir la recherche, tout en l'ouvrant aux magistrants afin que ces derniers puissent s'engager dans les domaines des arts, de l'esthétique et du spectacle. Un projet LMD ambitieux, portant sur cette problématique, est d'ores et déjà en chantier parallèlement à la 4e rencontre qui portera sur le rapport « Philosophie et théâtre ». * Colloque international organisé du 9 au 11 mai par les universités d'Oran et de Mostaganem, en partenariat avec l'Ecole doctorale en sciences sociales et humaines.