La 33e marche des étudiants de ce mardi 8 octobre marque sans doute un tournant dans la vie du hirak et le traitement réservé par le pouvoir en place au mouvement de contestation. A en juger, en effet, par la terrible répression qui s'est abattue sur les manifestants, force est d'en déduire qu'il y a comme un retour à l'avant-22 février et l'époque où les marches étaient interdites à Alger, et où la moindre action de rue, la moindre manif' étaient accueillies par une violence d'Etat complètement disproportionnée. C'est exactement ce qui s'est passé hier, avec, à la clé, des dizaines de citoyens interpellés. Nous-mêmes, nous avons été interrompus dans l'exercice de nos fonctions, près du square Port-Saïd, par des policiers en civil, et conduits au commissariat de La Casbah avant d'être relâchés. Tout porte donc à croire que les services de sécurité ont été instruits d'empêcher cette 33e marche des étudiants et de casser ainsi l'un des poumons de la lutte pour un vrai changement en Algérie. Ambiance tendue à la Place des Martyrs Aux coups de 10h, à la place des Martyrs, point de départ rituel de l'action des étudiants, il y avait un déploiement impressionnant des forces de l'ordre. Deux fourgons cellulaires prenaient place à proximité d'un arrêt de bus. Agitation et confusion aux abords des paniers à salade après que la police ait procédé aux premières arrestations. Une femme d'un certain âge est à terre. Affalée sur le trottoir, elle est traumatisée. En larmes. Des citoyens tentent de la réconforter. Malgré la tension ambiante, les manifestants ont tenu à honorer leur rendez-vous hebdomadaire et maintenir leur marche. La violence policière a fait qu'il y avait nettement moins de monde que lors des mardis précédents. Les étudiants étaient comme toujours soutenus par les autres catégories de la population. Les manifestants défilent en scandant : «Bye-bye Gaïd Salah, had el âme makache el vote» (Bye-bye Gaïd Salah, cette année, il n'y aura pas de vote) ; «One, two, three, viva l'Algérie, wou Gaïd Salah dictatouri !» «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, pas militaire), «Harrirou el motaqaline» (Libérez les détenus). Des policiers en nombre, dont des femmes, encadrent étroitement les marcheurs en traversant la rue Bab Azzoun. A un moment, ça chauffe avec les flics. La foule crie «Silmiya, silmiya». Il n'y a quasiment pas de pancartes, pas de drapeaux, pas même l'emblème national, dans les mains des manifestants. Cela s'explique sans doute par le fait que les services de sécurité multiplient fouilles et contrôle d'identité et n'hésitent pas à confisquer manu militari tout objet susceptible d'être arboré dans les manifs. La marche se poursuit vaille que vaille aux cris de «Makache intikhabate ya el issabate !» (Pas d'élections avec le gang), «La khawf, la roâb, echari'e milk echaâb !» (Ni peur ni terreur, la rue appartient au peuple)… Au bout de la rue Bab Azzoun, près du square Port-Saïd, le cortège bute contre un mur impressionnant des forces antiémeute, avec matraques et boucliers, qui l'empêche de poursuivre sa progression. La police opère ensuite des interpellations massives dans le peloton de tête. Rafles à l'aveugle. Des cris fusent. Des manifestants sont roués de coups. Stupeur. Chaos. «Je suis un simple badaud, je n'ai rien fait !» Alors que nous prenions des images de la manif' avec notre smartphone, comme nous l'avons toujours fait pour les besoins de notre reportage, un élément des RG nous surprend par derrière et nous arrache le téléphone des mains. «Vous cherchez le scoop, hein ? Les voleurs, vous ne les prenez pas en photo. Ayez le courage de filmer les voleurs !» nous tance-t-il. Le policier en civil nous somme de le suivre ; deux de ses collègues arrivent en renfort. Nous sommes poussés au fond d'un fourgon blanc où il y avait un étudiant en droit arrêté peu avant nous. Les policiers gardent nos téléphones portables ; ils collectent ensuite nos pièces d'identité. L'étudiant nous montre des traces de violence. Il avait la semelle de sa chaussure arrachée. «Ils ont fondu sur moi à plusieurs et m'ont tabassé à mort», confie-t-il. Peu de temps après, on ramène un citoyen dont le seul tort est d'être vendeur dans un magasin niché sur la rue Bab Azzoun. Un simple badaud qui était là juste en spectateur. Ce qu'il s'échinera à expliquer aux policiers en criant son innocence. Il sera relâché un quart d'heure plus tard. Puis, c'est un autre jeune qui est ramassé. Il proteste avec véhémence, essaie de résister, rien n'y fait. La police lui confisque son téléphone portable. Les smartphones deviennent ainsi des objets suspects. Le jeune homme jure qu'il ne faisait qu'enregistrer un message vocal, qu'il n'était pas en train de faire des photos. Il est receveur sur une ligne de bus Alger-Staouéli. «J'étais juste en train d'appeler pour dire à mon collègue qu'il y avait de la circulation», raconte-t-il à un officier. Il ne cesse de fulminer. «Je vais rater ma journée et je risque de perdre mon emploi. Je n'ai que ça pour gagner ma vie. Je suis debout depuis 4h du matin pour me faire 1500 DA que je vais donner à ma mère.» Il confie ensuite : «Moi, je suis technicien supérieur en fibre optique, je n'ai pas de travail. Je fais receveur de bus pour ne pas rester au chômage, pour faire croire à ma mère que j'ai un vrai travail.» Et de marteler, au bord du désespoir : «Je ne resterai pas une minute de plus dans ce pays !» De la vitre grillagée du fourgon, on voit les rafles qui se poursuivent avec une extrême brutalité. Arrestations à la pelle. La manif' est violemment dispersée par la police. Au bout d'une quarantaine de minutes d'attente enfermés dans une petite cage au fond du fourgon, un officier de police monte à l'avant du véhicule. Nous sommes conduits à la sûreté urbaine de La Casbah. Un brouhaha monte de la salle d'attente, où il y avait foule. Dans le commissariat, nous croisons l'écrivain Samir Toumi, interpellé dans les mêmes circonstances que nous, avant d'être libéré. Après les vérifications d'usage, nous sommes relâchés et notre téléphone nous est restitué. Des dizaines d'interpellations Nous revenons sur les lieux de notre interpellation et traversons la rue Larbi Ben M'hidi au milieu d'une grande agitation. Là aussi, un imposant dispositif de police est déployé. Une dame s'écrie : «Ya talaba ma t'khafouche, n'ayez pas peur, les étudiants, vous êtes l'avenir de l'Algérie !» Autour de la place Emir Abdelkader, une foule bigarrée est massée : citoyens, journalistes, policiers, beaucoup de policiers. Emotion, colère, cris d'indignation face aux exactions de la police qui continue à pourchasser les manifestants et embarquer à tour de bras, sans distinction : étudiants, femmes, badauds, personnes âgées… Devant le Milk Bar, des policiers s'acharnent contre un citoyen, à terre. Ils s'y emploient à plusieurs avant de l'embarquer sous les cris réprobateurs d'une foule révoltée. Parfois, des citoyens tentaient d'intervenir pour arracher leur camarade des griffes de la répression. On pouvait aussi entendre la foule scander en guise de protestation : «Dawla madania, machi askaria», «Djajair horra dimocratia !» (Algérie libre et démocratique), «Pouvoir assassin !»… Malgré ces scènes d'un autre âge, les étudiants et leurs renforts populaires ont affronté courageusement la bastonne. Et s'ils n'ont pas pu arpenter les rues d'Alger dans la sérénité, leur voix a été admirablement entendue à Bab Azzoun, à la rue Larbi Ben M'hidi, à la Grande-Poste, à la Fac centrale… Malheureusement, plusieurs d'entre eux manquaient à l'appel, à la fin de la manif'. Le Comité national pour la libération des détenus (CNLD) a publié une première liste comprenant pas moins de 15 citoyens arrêtés, dont une personne âgée. Une liste qui reste ouverte et est susceptible de s'allonger.