Réhabilités par la justice et damnés par leurs entreprises. Ils sont aujourd'hui suspendus au sens propre et au figuré. Leur situation sociale se dégrade et aucune solution ne se profile à l'horizon pour leur permettre de reprendre la vie ordinaire. Ils sont victimes du principe de la flexibilité du travail introduit dans la législation régissant ce domaine depuis 1996. Ce sont des travailleurs algériens qui « bossaient » pour des entreprises publiques, privées et même pour des firmes étrangères dans le sud du pays. Leurs cas illustrent, on ne peut plus clair, les incohérences du monde du travail en Algérie et surtout le poids « léger » de la justice algérienne. La problématique concerne des centaines de travailleurs licenciés ou suspendus arbitrairement par leurs employeurs. Ces derniers défient même la justice qui exige, souvent, la réintégration des travailleurs licenciés, en vain. Portraits de cadres et de simples travailleurs vivant l'enfer au quotidien... Au moment où le gouvernement s'affaire à placer de nouveaux demandeurs d'emplois, des centaines d'employés grossissent les rangs des chômeurs en Algérie. Leurs torts est d'avoir tenté de créer un syndicat, de dénoncer une mauvaise gestion ou, tout simplement, de n'être pas en bons termes avec leur patron. Ces « erreurs », ils les ont payées cash, en se retrouvant en dehors du circuit du travail. « Des employeurs au-dessus de la loi » La pénalité est doublée quand ils s'engagent dans un labyrinthe judiciaire et l'effort peu fructueux. Malgré des verdicts qui leurs sont favorables, ces victimes de l'arbitraire « made in Algeria » ne voient toujours pas le bout du tunnel. Nous avons rencontré certains d'entre eux. Ils témoignent. « Je vis un véritable calvaire », lance, avec amertume, Derras Farid, 45 ans, marié et père de quatre enfants. Ce technicien en hygiène et sécurité à la direction régionale d'Oran de la Société nationale des tabacs et allumettes (SNTA) n'en peut plus. Pour avoir dénoncé des détournements d'argent au sein de la société, Derras Farid a été suspendu, le 16 décembre 2001. Neuf ans après, sa situation n'est toujours pas claire. Il a pourtant gagné trois procès, mais les décisions de justice, prononcées au nom du peuple algérien qui exigent sa réintégration, n'ont jamais été appliquées. La direction de la SNTA refuse d'appliquer la décision de justice malgré l'astreinte comminatoire (2000 DA/jour) qui lui a été infligée par le tribunal. « En 2008, j'ai même tenté d'intenter une action en pénal contre la direction conformément à l'article 138 du code pénal qui considère le refus d'application de la décision de justice comme un délit sanctionné pénalement. Ma tentative s'est heurtée à l'opposition du procureur général qui m'a dit clairement que je n'avais pas le droit de le faire, sous prétexte que mon affaire est sociale », explique-t-il. Notre interlocuteur se dit désabusé. « Après 20 ans de service, voilà comment on m'a récompensé, pourtant, ma dénonciation s'est avérée juste. J'ai vraiment l'impression que l'administration algérienne est au-dessus du peuple », lance-t-il. Algérie Poste (AP), une autre entreprise publique et une autre opposition à une application d'une décision de justice. Il s'agit du cas de Hakim Addad, assistant de direction, chargé de la communication à AP. Engagé en 2007 et confirmé à son poste, une année après (en mai 2008), ce jeune cadre est suspendu aussitôt confirmé. Le changement à la tête de la direction de AP était pour lui synonyme de tous les malheurs. Il est suspendu quelques mois après. Depuis, il ne voit rien venir. « La suspension ne devrait pas dépasser 60 jours. Pour moi, la sanction abusive dure depuis près de deux ans », souligne Hakim Addad. La justice impuissante Cette suspension l'a contraint à mener une bataille procédurale et judiciaire très coûteuse qui s'est soldée par deux décisions de réintégration qui ne sont toujours pas appliquées. « J'ai eu deux décisions du tribunal qui exigent ma réintégration et auxquelles la direction d'AP ne veut pas se soumettre. C'est une preuve par 9 que la justice est impuissante », lance-t-il. L'affaire de Hakim Addad n'est pas encore résolue. Avec son avocat, ils mènent toujours cette lutte contre une administration publique qui fait obstruction à l'application de loi de la République. La SNTA et AP ne sont pas les seules entreprises publiques qui commettent ces infractions. Selon des avocats que nous avons contactés, des centaines de fonctionnaires et travailleurs anonymes souffrent toujours de l'arrogance de leurs employeurs. Ils n'ont pas les moyens de faire entendre leur voix. Certains d'entre eux, faute de moyens financiers qui leur permettent d'assumer les frais de la justice, abandonnent carrément la bataille et partent à la recherche d'un autre emploi. La question des financements est un problème qui rend encore plus complexe la tâche du justiciable. Et pour celui qui a perdu son emploi, le recours à la justice devient un rêve irréalisable. « La non-application des décision de justice et le manque de ressources financières nécessaires poussent souvent les victimes des licenciements à commettre l'irréparable en voulant se faire justice. Du coup, les affaires qui étaient des conflits sociaux au début deviennent des délits traités par les chambres pénales », déplore un avocat. Firmes internationales : des zones de non-droit Comme dans les entreprises publiques, le refus d'application des décisions de justices est légion au niveau des entreprises étrangères activant en Algérie. Exploitant des brèches dans la législation du travail en Algérie, certaines d'entre elles sévissent contre tout travailleur qui leur tient tête. De véritables zones de non droit. Le cas de Meriem Mehdi, licenciée par British Gas en novembre 2009, n'est que la partie visible de l'iceberg. Le recours au licenciement ou à la suspension des travailleurs est « le sport préféré » de certains responsables des entreprises étrangères en Algérie. Pour une simple tentative de création d'un syndicat, des travailleurs algériens sont mis à la porte. Le rêve de travailler pour une entreprise étrangère devient alors un cauchemar. C'est le cas de Ali Nouar, 45 ans et père de trois enfants. Ce comptable est licencié par son employeur, l'entreprise multinationale MiSwacom Algeria (Hassi Messaoud) en novembre 2008. Motif : création d'une section syndicale. « Mon licenciement est intervenu après une année de harcèlement moral ; ils (les responsables) ne me confiaient aucun travail et j'étais obligé de rester dans mon bureau des heures durant sans rien. Tout cela pour me pousser à commettre l'erreur qui servirait de justification pour mon licenciement. Exaspérés, les responsables de Miswacom ont saisi l'occasion de mon absence (j'ai pris un congé) pour me licencier », raconte-t-il. Ali Nouar s'engage lui aussi dans une bataille judiciaire. Il obtient en janvier 2010 un jugement favorable, la justice ordonne sa réintégration, mais l'employeur refuse d'abdiquer. « Je suis vraiment déçu. Si la justice n'est pas capable de faire appliquer ses propres décisions, pourquoi on nous oblige à poiroter pendant longtemps dans les couloirs des tribunaux », tonne-t-il. Ali Nouar ne cache pas son ressentiment. « C'est la hogra pure est simple. Les Algériens dans les entreprises étrangères sont des citoyens de deuxième degré », dénonce-t-il. Ammar Merzoud, 49 ans, père de deux enfants, a connu le même sort. Chef de cuisine à l'entreprise, Eurest, ce dernier a été suspendu et poursuivi en justice, le 26 décembre 2006, pour avoir participé, lui aussi, à une tentative de création d'une cellule syndicale. « Au bout de quatre années de lutte, j'ai obtenu, en février 2010, une décision de justice qui demande ma réintégration. Une décision que Eurest n'a appliquée que partiellement en me versant une indemnité de 300 000 DA. Moi j'exige ma réintégration », déclare-t-il, en décrivant ce qui se passe au niveau des bases pétrolières du sud du pays comme « l'esclavagisme moderne ». Au niveau de la même entreprise, Yacine Zaïd, 39 ans, subit un harcèlement judiciaire épouvantable. Son histoire est rocambolesque. Il passe en l'espace de quelques mois d'un travailleur gentil que l'on récompense pour son sérieux dans le travail à un diable à combattre par tous les moyens. Le code du travail mis en cause Outre son licenciement pour avoir créé un syndicat dont il est le secrétaire général, le jeune homme a été traîné à maintes fois devant les tribunaux. « Pour des histoires montées de toutes pièces », précise-t-il. L'avalanche de procès continue de tomber sur sa lui. Malgré la forte solidarité dont il a bénéficié de la part des syndicats autonomes, Yacine Zaïd n'a toujours pas récupéré ses droits. Comme lui et les personnes qui ont témoigné dans ce dossier, des centaines, voire des milliers de travailleurs et cadres algériens ont perdu leurs droits les plus légitimes. Des droits sacrifiés sur l'autel du code du travail et les limites de la justice. Car, explique Noureddine Benyessad, avocat et vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme (LADDH), le problème dont souffre le travailleur algérien actuellement remonte à 1996. Le conseil national de transition (CNT) a voté un amendement de l'article 73 du code du travail qui permet à l'employeur de verser à son employé licencié une indemnité au lieu de le réintégrer. « Auparavant, le problème ne se posait pas », relève-t-il. Selon lui, la justice ne dispose pas de suffisamment de moyens pour faire appliquer ses propres décisions. Mais l'indemnité remplace-t-elle la perte d'un emploi ? Les victimes et les avocats s'accordent à affirmer que rien ne remplace la perte du poste de travail. « En plus de l'insuffisance de la somme versée, les travailleurs licenciés devront chercher un nouveau travail toujours difficile à trouver », ajoute Nesreddine Lezzar, avocat. Les retards dans l'application des décisions de justice ou sa non application engendrent d'autres conséquences pour la personne qui en est victime. « Dans ce genre de situation, tu ne peux pas cotiser à la sécurité sociale et par ricochet tu ne pourra pas rembourser tes médicaments. Donc, ce sont des charges supplémentaires qu'un travailleur sans ressources financières doit assumer comme il peut », regrette encore Hakim Addad. Et d'ajouter : « Je dis au ministre du Travail, Tayeb Louh, qui avait demandé à Meriem Mehdi d'arrêter sa grève de la faim et de recourir à la justice pour récupérer ses droits, qu'il faut d'abord revoir cette disposition du code du travail qui consacre la précarité ».