«La reconnaissance est la mémoire du cœur» Hans Christian Andersen (m. 1875) Vouloir valoriser ce qui l'est déjà peut relever de la présomption. Ce n'est pas mon cas, en ceci que je ne cherche qu'à rappeler une éthique qui semble secouée et à questionner un héritage diablement dévoyé. Peut-on me le reprocher ? Sauf erreur de jugement, je ne le pense pas ! Puisse cette exergue donner sens à ce qui va suivre, acculé que je suis par une dette de reconnaissance, bercé à pérennité par une nostalgie, sinon impossible, difficile à guérir. Par ailleurs, la dimension apologétique de mon témoignage, que j'assume pleinement, n'entravera en rien le devoir de vérité qui me pointe. Porté au faîte de sa réputation référentielle d'homme de sagesse, de savoir et de déontologie, le professeur Larbi Kechat s'invite dans notre propos. Venu au monde un dimanche 15 avril 1945, à Zemmourah (Bordj Zemoura aujourd'hui, à l'Est algérien), il intégra précocement l'école coranique, dont le maître qui n'était autre que son propre père, feu Cheikh Mohamed Kechat (m. 1994), lui fit apprendre, en un temps record, l'intégralité du Saint Livre. La systématique étape d'après fut celle de l'école «publique», où il fit un parcours primaire des plus brillants. Cette phase connut un parallèle tout aussi fructueux que décisif dans sa formation et dans une bonne partie de son parcours. Le futur professeur, cas de figure, ne fit jamais mystère de son passage, avantageux au demeurant, en 1961, chez un savant Zemouri dont la notoriété excédait le terroir, Cheikh Umar Abû Hafs (m. 1990) en l'occurrence. Conscient de son omniscience et de la responsabilité morale qui en découle, ce maître emblématique prenait bénévolement en charge les enfants en âge d'apprentissage et vouait le clair de son temps à régler les contentieux, pas uniquement locaux. En icône de généalogie chérifienne – pour reprendre le lexique de l'époque – il donna à celui qui allait devenir un intellectuel racé l'essentiel de sa géométrie cognitive. Et en impactant – me semble-t-il – sa personne, il lui ouvrit grandes les portes à un avenir radieux et à un parcours atypique. Sans l'once d'un doute, c'est cette proximité marquée par une rare façon de communiquer qui est à l'origine de la partance de l'élève pour une place au soleil. De Zemmourah à Constantine, le passage semblait tout aussi évident que forcé. Il fit, à partir de l'année 1963, le collège et le secondaire au lycée Ibn Badis, puis s'inscrivit, vers la fin des années soixante au département de langue arabe de l'université de Constantine. Au terme de sa graduation, il exerça comme maître assistant puis se vit chargé de la chefferie du département de la culture arabe. Cette phase fut ponctuée par une bourse d'Etat pour une post-graduation en France. C'est au département de sociologie, à la Sorbonne, qu'il s'inscrivit, pour ne quitter cette prestigieuse institution qu'une fois titulaire d'une thèse sur l'illustre sociologue arabe Ibn Khaldûn, soutenue au milieu des années quatre-vingt. Son séjour en France, remarquablement dibasique, fut partagé entre le souci de pallier le malaise identitaire de la communauté immigrée et celui de lutter, en fin pédagogue, contre le déracinement sous toutes ses formes. Son combat commença par l'aménagement d'un lieu de culte au quartier Belleville, dans le vingtième arrondissement. Il s'étendit à la création du centre socio-culturel, au numéro 39 à la rue de Tanger au 19e arrondissement. Pour des raisons administratives, suite à un différend avec la mairie de Paris, ledit centre fut déplacé à la Villette, dans le nord-est de Paris, toujours au 19e arrondissement. La perspective de cette activité était d'offrir un espace d'échange, où croyants et non-croyants venaient s'écouter. C'était aussi celle d'accueillir une jeunesse en quête de ses repères. Faisant usage d'une crédibilité dûment acquise, le Professeur Larbi Kechat favorisa la naissance d'une vision haute définition de l'Islam qui n'a rien à voir avec celle souillée par les médias au demeurant obliques et intéressés. En plus d'une remarquable double culture, d'un esprit universel qui touche à tout, c'est surtout son approche d'un Islam partant de ses assises spirituelles, focalisé sur ses fondements moraux et sur l'image d'un soi collectif équilibré et réglé à la pendule de ses appartenances qui ont fait de son discours l'un des plus suivis et de sa voix l'une des plus écoutées dans le monde d'aujourd'hui. C'est cette même voix qui s'est attelée inlassablement à appeler l'Occident à revoir ses rapports au religieux, à réduire sa fréquence de technicité dévorante et à être moins obnubilé à refouler une diaspora qui pourtant lui profite bien. Dans cette visée, il aura eu le mérite de l'assiduité dans l'effort, de la transparence du comportement, de l'éloquence du verbe et de la constance des idées. On ne peut être mieux loti pour engager des échanges avec un monde en mal d'humilité et en conflit avec lui-même. En vertu de tout cela, on a vu une partie de l'intelligentsia occidentale et orientale prendre part communément aux journées d'études organisées par ses soins au centre de la rue de Tanger. Des sommités telles que Roger Garaudy, Mohammed Hamidullah, Jacques Berque, Said Ramadân al-Bûtî, Abbâs Bencheikh Hocine, Khalîl Al-Qâcimî, Mohamed Arkoun, Râgheb Bencheikh, Denis Gril, Hamza Boubekeur, Abdelwahab Meddeb et j'en passe, sont toutes passées, un jour, par sa tribune. Dans la même optique, il anima à Antenne 2 l'émission sur les religions, devançant de plusieurs années les Abdelmadjid Meziane, Abdel Haq Gaderdoni, Abderrahîm Hafîdî, Leili Anvar et bien d'autres. A celà s'ajoutent des passages infatigables sur les plateaux de télévisions arabes telles qu'AL Jazira, Iqra', Abu Dhabi, Al- Shâriqa, sur une thématique dominante qui ne change pratiquement jamais : les valeurs actualisées de l'Islam. Conférencier de talent, il sillonna le monde pour assouvir la soif des curieux venus s'abreuver à son eau, et là où il va, il laisse un impact considérable et un souvenir inextinguible. Paré d'une profonde connaissance de l'Occident, son intelligence des pressions séculaires sur l'esprit moderne et son sens de la communication jamais remis en question ont fait de lui un intermédiaire plausible à amener l'Islam et l'Occident à faire le pas l'un vers l'autre. Plus qu'un intermédiaire, il a toujours fait fonction d'interlocuteur haut de gamme avec le vis-à-vis chrétien, dans le cadre du dialogue inter-religieux, mettant en valeur l'ensemble des éléments susceptibles de promouvoir une approche mutuellement tolérante des deux religions. Clairvoyant et suffisamment lucide pour tenir ce rôle dans des situations souvent entachées d'hostilité, sa stature intellectuelle qui force le respect, son charisme auquel peu résistent, sa diction saisissante – au risque de me répéter – et d'une rare beauté, ont fait de lui l'homme incontournable. Si j'ai à témoigner, je dirai sans risque d'être contredit, que, sauf déni de vérité, les ensembles sommairement humains doivent au professeur Larbi Kechat l'opportunité de se regarder dans le miroir de l'Autre. La jeunesse venue d'ailleurs lui doit aussi la foi en ses potentialités, intellectuelles surtout, contrariées par des desseins pas très favorables à l'altérité. Quant à l'ensemble qui continue à se poser des questions existentielles, il lui doit la vérité lui venant de sa source : seule l'humanité réconciliée avec ses valeurs triomphera. Je dirai à ceux qui sont à fleur de rêve : écoutez cet homme !!!
Par le Dr Yacine Benabid Chercheur et maître de conférence en littérature à l'Université de Sétif 2