« Je reçois presque quotidiennement, au cours de mes consultations, de jeunes femmes qui désirent se faire avorter. Sur un plan déontologique et légal, l'exercice de ce genre de pratique est interdit. Donc, mon refus est systématique et ferme, malgré l'état catastrophique dont lequel elles se présentent », explique une gynécologue obstétricienne installée dans le privé. « Il faut dire, ajoute-t-elle, que cette demande se fait de plus en plus importante par rapport aux années précédentes. » Un constat qui n'est pas spécifique à notre interlocutrice mais qui est partagé par un grand nombre de spécialistes, entre praticiens des secteurs privé et public, psychologues et sociologues. En effet, malgré l'absence d'études et de statistiques fiables reflétant l'ampleur du phénomène, il est relevé une évolution assez vertigineuse en dépit de l'aspect « tabou » du problème. « Résultat d'une société hypocrite qui préfère cacher et nier ses failles et ses défaillances plutôt que de les avouer et de les traiter. Une société patriarcale qui rend la femme seule responsable de toute erreur », déclare un intervenant. Tant de facteurs qui sont mis en cause dans une telle évolution de l'avortement qui n'est que l'aboutissement d'une libéralisation des mœurs et avec des relations sexuelles hors mariage, expliquent nos interlocuteurs. « Ce sont généralement des jeunes femmes dont l'âge varie entre 15 et plus de 30 ans qui viennent, dans un état alarmant, demander l'interruption d'une grossesse non désirée. Quand le partenaire apprend la nouvelle, il disparaît et rejette toute responsabilité laissant la jeune femme abandonnée à elle-même », affirme la praticienne. La Tunisie : une planche de salut ? Pour celles qui ont les moyens matériels, elles font le déplacement jusqu'en Tunisie, là où c'est autorisé, pour subir l'opération. D'autres le font clandestinement dans des conditions plus ou moins adaptées. Des conditions qui restent tributaires de la capacité financière de la femme. Il faut savoir que « l'avortement se pratique partout, n'importe comment et par n'importe qui ; dans des services de maternité, des cliniques privées, des cabinets de gynécologie, chez des médecins généralistes ou des sages-femmes, et même dans des caves. Et par des praticiens, des infirmières ou même des femmes de ménage. Ce qui définit la qualité de la prestation et le niveau du prestataire reste le montant du tarif fixé. Ce dernier peut varier de 2 à 10 millions de centimes, et même plus pour celles qui s'offrent le luxe des voisins tunisiens », témoigne une sage-femme. « Combien de fois ai-je assisté, impuissante, au décès de jeunes filles à la fleur de l'âge, admises au service dans un état de choc et avec de fortes hémorragies, après une tentative d'avortement non réussie », conclut, émue, notre interlocutrice. Les séquelles de l'avortement clandestin sont lourdes tant sur le plan psychologique que sur le plan physique. Par ailleurs, il faut savoir qu'un avortement mal pratiqué est la cause directe de la stérilité de la femme. Un gynécologue poursuit : « si cette évolution fort inquiétante se poursuit, ceci nous interpelle sur une hausse certaine de la stérilité chez la femme. » Il importe de rapporter les résultats d'une ancienne étude rétrospective réalisée entre 1993 et 1996, au niveau du service de gynéco-obstétrique du CHUO. Cette étude visant les jeunes filles âgées de moins de 20 ans, admises au service pour avortement provoqué, a démontré que le taux de ce type d'admission est passé de 18% en 1993 à 22 % en 1996. Soit une évolution de 4% en l'espace de 4 ans. Cette évolution passe de 94 à 325 cas en 1996. Aussi, sur le total des jeunes filles de moins de 20 ans admises en 1996 au service pour grossesse à terme, 10,5% d'entre elles sont célibataires et classées sous la catégorie « cas sociaux », alors que ce taux était de 7% en 1993. Notons, toujours selon l'étude, que le tiers des cas sociaux ont moins de 20 ans et qu'un quart des jeunes femmes qui se présentent au service le font pour problème d'avortement. Ceci dit, l'avortement clandestin reste, selon l'OMS, l'une des principales causes de stérilité et de décès chez la femme dans le tiers-monde, notamment chez les adolescentes.